Les “terribles mystères” de Tartuffe

Tartuffe ou l'hypocrite

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Avec cette « version interdite » du « Tartuffe », Ivo van Hove n’a pas seulement servi la commande de circonstance qu’Éric Ruf lui a faite. Il a trouvé en elle une matière théâtrale qui lui ressemble totalement. D’abord parce que le metteur en scène est adepte des dramaturgies intenses et émondées, et que cette restitution (par Georges Forestier) d’une pièce en trois actes renerve inévitablement la signification de la comédie moraliste trop bien finalisée que nous connaissions toutes et tous. Ensuite parce que l’irrésolution morale de ce Tartuffe originel (qui est donc moins immoral qu’amoral) permet à Van Hove de hisser les figures moliéresques hors de toute caractérisation. Sans conteste le plus intéressant des trois projets qu’il a menés avec les acteur-rice-s du Français, ce spectacle est aussi le plus passionnant et le plus troublant des « Tartuffe » que nous avons pu voir. 

L’intensité et la malice populaire des images que déploient van Hove jaillissent dès l’ouverture du rideau noir. Et tant pis si la métaphore d’un « Tartuffe » maudit, renaissant des décombres du théâtre, est filée à l’extrême avec ce plateau vide qu’une très belle installation scénographique envahit peu à peu. Ainsi qu’avec le corps chétif du légendaire faux dévot, trouvé dans une vieille couverture, qui, tel le fœtus de Voldemort, ressuscite dans une baignoire chaudronesque. Au milieu du plateau par ailleurs, un carré blanc délimite un ring qui ne prépare pas seulement la succession de duels composant la pièce, mais qui ouvre un territoire performatif où la légendaire signification et la prétention moraliste du « Tartuffe » se remettent à trembler. De fait, la virtuosité dramaturgique de Van Hove et de Koen Tachelet réside dans le fait qu’ils ne proposent pas une énième relecture de l’œuvre (chaque metteur-e en scène y allant, on le sait bien en ces temps très tartuffiens, de sa plus belle vision). Le metteur en scène cherche plutôt des instants, parfois très éphémères, où le sens se noue, où le discours supposément mécanique et transitif de la comédie se détricote sauvagement. Comme des éclairs de mystère au milieu d’une pièce d’où tout le monde rit mécaniquement (la nappe de petits gloussements obligés pour les répliques cultes, qui s’étend tous les soirs à la Comédie Française, participe alors activement au spectacle).

Le monstre de comédie lui-même, celui que les discours cherchent à épingler en caractère, n’a plus rien des Tartuffe que nous avons fantasmés. Pour une fois, au rebours des ténébreux énigmatiques, des religieux libidineux ou des gloutons sympatoches, on rend justice au sens littéral d’une parole qui n’a pas forcément vocation à être perçue satiriquement : « pour être dévot, je n’en suis pas moins homme. » Et Tartuffe (Christophe Montenez) gagne alors une force de présence qui le dégage de toute projection moralisante. Son illisibilité n’est plus un masque qui inquiète, une complexité qui incite au décodage, mais une énergie vitale et profondément humaine qui semble salvatrice dans l’univers réglé moralement et verbalement (l’un ne va pas sans l’autre) qu’il met en branle par sa simple existence. Car les débusqueurs du vrai paraissent ici tout aussi ringards que les groupies bigotes, et les paroles habituellement édifiantes de la comédie moraliste (la double destination du discours de Cléante en particulier, lorsqu’il tente de raisonner Orgon) redeviennent dans ce carré blanc théâtral, rétif à la stabilisation d’une vérité sur l’humain, de purs fantasmes vulnérables. La prouesse de ce « Tartuffe » réside dans sa capacité à transformer le langage comique, qui a tendance à devenir un discours dogmatique et automatique, en paroles vivantes, c’est-à-dire instables et chaotiques. Le fait d’avoir transformé la scène démonstrative entre Orgon et Cléante en confrontation intime où les deux beaux-frères sont mis face à face, sans que le discours de l’un ne puisse jamais gagner l’acquiescement d’un public fantôme, est emblématique de ce  « Tartuffe » où l’organique dessaisit la rhétorique. 

Les acteur-rice-s du Français (notamment Corbery), en tout cas en ce soir de troisième, se montraient toutefois un peu raides au début de la représentation pour destituer eux aussi le discours. Mais peu importe, car la mise en scène de Van Hove joue précisément sur la transgression d’un ordre moral et théâtral auquel tous les grains de poussière présents sur le plateau participent. Ce « Tartuffe » nous invite à poser sur l’œuvre maudite de Molière un regard inédit. Alors qu’on lit souvent « Le Misanthrope » comme une satire mélancolique sur l’échec du « Tartuffe » (Alceste, double de l’auteur, étant renié pour sa volonté de dire le vrai, pour brosser des caractères), on pourrait plutôt voir ce premier « Tartuffe » comme une tentative d’échapper aux balises morales de la comédie pour montrer l’humain tel qu’en lui-même, dans toute sa réversibilité. C’est en tout cas cette modernité de « Tartuffe » qu’exhume Van Hove, même s’il a l’intelligence de nous faire éprouver à la fois sa passion pour l’œuvre moliéresque, et en même temps une distance permanente avec ses mécanismes représentatifs. Lorsque Elmire promet à Orgon un spectacle exhibitionniste auquel ce dernier devra mettre un terme quand il aura suffisamment aperçu la vérité, on entend alors pour la première fois une charge très ironique envers le dispositif comique lui-même, envers la comédie comme machine optique et didactique où l’humain et ses désirs sont comprimés par la tyrannie du rire et du dire. Comme souvent (notamment dans son « Don Giovanni » crée récemment à Garnier), van Hove conclut le spectacle par une ouverture clinquante, une vraie fausse happy end qui paraît à la fois contemporain et plaquée. Tout cela est bien sûr ironique et volontaire, car cette séquence trahit le regard rétrospectif que le metteur en scène semble poser sur la dramaturgie classique, sur le chemin parcouru par la scène pour faire de l’humain et de ses « terribles mystères » (l’expression est empruntée à la vieille Pernelle) le seul théâtre qui vaille. Van Hove murmure alors ceci : que « Tartuffe » retourne au chaudron, que l’insoluble Tartuffe ripaille jusqu’à la nuit des temps.