(c) Simon Gosselin

Travaillé dès ses premières créations par la guerre du Liban et son passé familial, Wajdi Mouawad redonne la scène à ses spectres familiers : autour d’une déclinaison paroxystique d’hypothèses fictionnelles, il configure une fresque débordante sur l’identité à travers la compossibilité quantique des réalités.

L’ambitieux et inquiétant titre du spectacle, « Racine carrée du verbe être », a au moins un mérite clair : poser l’entremêlement de l’état et du nombre, du quantitatif et du qualitatif. A la croisée des chemins entre philosophie, physique et mathématiques, Mouawad s’exerce à une expérience de pensée qui le taraude depuis longtemps : quid des lignes temporelles parallèles ? Et si A plutôt que B ? « Nous vivons ballottés par le vent des probabilités », dit-il. Tout droit tirée de « Remedial Chaos Theory » , le génial épisode culte de la 3e saison saison de « Community », la dramaturgie de la fragmentation déploie sa vertigineuse relativisation des perspectives. Elle clone le double mouawadien, Talyani Waqar Malik, en de multiples versions alternatives dont la plus effrayante est un chirurgien turpide placé au cœur de la « darkest timeline ».

Jouant avec autant d’habileté que de confusion sur la multiplication des focalisations, selon que la famille a quitté le Liban natal pour Paris ou pour Rome – divergence obsessionnelle –, « Racine carrée » impose une dévoration de l’attention par le narratif en un procédé somme toute très netflixien, au détriment de plages de poésie théâtrale plus méditatives. Mais cette surcharge équivoque, qui fait se succéder les embranchements temporels, au fil des séquences, avec une accélération et un entrelacement croissants, n’est pas que problématique : l’enchevêtrement, s’il tient avant tout à souligner que chacun porte en lui l’infini des possibles, est aussi un leurre, car c’est au fond toujours la même histoire que Mouawad raconte, avec le fatalisme d’une mémoire révulsée.

La couleur verte, qui tout le long du spectacle s’énonce en formule signifiant le point de réponse aux questions insolubles, est un mème de la racine carrée de 2 : c’est-à-dire la projection de l’irrationnel dans le champ du rationnel, une grandeur insaisissable renvoyant pourtant à la plus simple des formes géométriques, l’hypoténuse d’un carré de côté 1, comme le rappelle une scène conférencière qui vient trancher la frénésie narrative. C’est la réponse par défaut qui convoque la racine profonde, le vert du cèdre libanais peut-être, à partir duquel l’agencement du réel s’opère chez les protagonistes de cette famille tantôt déchirée, tantôt réconciliée, toujours sur le qui-vive.

L’emphase du geste, à commencer par sa durée hypertrophiée (presque six heures pourtant envolées en un claquement de doigts), a pour conséquence l’essaimage des gimmicks mouawadiens et notamment de l’aphorisme-en-passant (“Pourquoi vivre ne semble pas nous suffire ?”) qui congestionne parfois les dialogues ; également une tendance à survoler les grandes thématiques sociétales – peine de mort, fin de vie, féminisme (petit tacle d’ailleurs à la polémique de la saison dernière), etc. – Il y a curieusement bien des similitudes, à cet égard, avec l’arlequinade d’Olivier Py présentée à Avignon cette année : derrière un paravent formel égotique que d’aucuns jugeront crispant, exulte la pure démonstration de ce que peut permettre le théâtre, de sa force toujours régénérée et pleinement cathartique.