© Christophe Raynaud de Lage

Spectacle qui prend intelligemment à contrepied sa pièce et son public, « Caligula » version Capdevielle impressionne grâce à une dramaturgie sibylline que l’acteur et metteur en scène au plateau dévoile petit à petit, en renouant avec la mythique figure sanguinaire. 

On n’attendait pas Capdevielle sur un texte de théâtre, et encore moins Camus — pas l’auteur, du moins concernant sa production théâtrale, le plus sexy. D’ailleurs le début du spectacle donne un peu l’impression d’un metteur en scène qui, passées les folies qu’on lui connaît, à la fois comme acteur et collaborateur de Gisèle Vienne et comme metteur en scène, refroidit sa théâtralité… Les acteurs sont minéraux comme la scénographie, et on se fiche un peu de ces figures antiques à la langue compassée, même remâchées dans une atmosphère jet set. À l’exception, et c’est le premier indice, du protagoniste au début absent, et qui finit par sortir d’un rocher : Caligula, Capdevielle himself, apparaissant sous les traits d’un romantique infantile, la voix plus fébrile, la langue plus abîmée que celle de ses congénères. D’abord discret, presque effacé, l’empereur a pourtant le sens du crescendo et du théâtre, comme tout bon diplomate : quelques réformes absurdes à faire passer d’abord, quelques intimidations à l’emporte-pièce, puis un assassinat – en punition ou prévention des complots, c’est selon -, puis deux, et à la fin peu importe le motif, le tyran pourrait se couler des bains de sang. 

En fait, la théâtralité de Caligula, autrement dit de Capdevielle, contamine comme un heureux poison le monde glacial de l’aristocratie romaine-camusienne : non seulement le jeu se dérouille et se dévergonde, mais l’esthétique, elle aussi, devient de plus en plus kitsch et chaotique… Voilà que les personnages portent tour à tour tenues militaires, toges, costumes pailletés, sans compter les parures érotiques de l’empereur : sous « l’effet Caligula », les époques se perdent les unes les autres, il n’y a plus que des passages entre elles. Idem pour les langues, l’italien s’invitant dans le français ; pour la musique, le chant caverneux d’Arthur B. Gillette se mélangeant aux rythmes plus électroniques, parfois mystiques, parfois festifs, à quelques flûtes à bec aussi ; pour les voix, celle phrasée-chantée si singulière de Caligula, Capdevielle décortiquant la langue de Camus avec une sorte de candeur sanguinaire. 

D’ailleurs, Caligula, diplomate et tyran, est aussi un metteur en scène, et le spectacle est le meilleur quand la dramaturgie elle-même ploie sous la présence invisible de l’empereur, qui a des yeux partout : en effet, Capdevielle disparaît constamment derrière la scénographie, parlant via une vieille enceinte, via d’autres personnages… De toute façon, son assistant lui reporte les ragots et complots des personnages : même pas besoin d’être physiquement là, c’est le b.a.-ba du panoptique. Sauf pour parader peut-être : Caligula, comme Capdevielle, est un metteur en scène acteur, luttant entre ses pulsions — et parfois il apparaît, les deux fonctions mêlées, reconfigurant l’intrigue comme un enfant démiurge : « toi tu meurs, toi tu restes », et hop, il saute de nouveau derrière son gros rocher… Avec pour défense, les mains pleines de sang et jouant avec les cendres de ses anciens amis, que lui, tueur en série avant l’heure, est au fond un romantique que la société aurait rendu décadent, pauvre hère tyrannisant parce que la vie l’a déçu. Qui lui décrocherait la lune ? À l’évidence on se repaît de son cynisme sans borne, de son splendide mépris de toute bienséance qui le rend encore plus farcesque et génial, sorte de destructeur en chef que toujours un rire amusé accompagne. 

En fin de compte, Capdevielle a non seulement la témérité de transcender le classicisme de Camus, mais aussi l’intelligence de prendre à contrepied son public – plus habitué aux formes autofictionnelles, ou du moins non-théâtrales -, en implémentant peu à peu sa théâtralité via un excellent effet de « chaotisation » dramatique. Il renoue ainsi avec la figure sanguinaire à laquelle on l’a peut-être eu trop associé — mais cette fois intégrée et magnifiée dans le récit antique, il ajoute une nouvelle et puissante corde à son arc artistique, pourtant déjà hardiment rempli.