© Philippe Chancel

Une déraison jusqu’au-boutiste meut « Les Paravents », poème épique trop peu monté de Genet à côté duquel « Peer Gynt » ou « Le Soulier de Satin » paraissent être de lisibles contes de nourrice. Tout le drame file sur une limbe incertaine entre ici et au-delà, symbole d’une tragédie historique qui fait ripailler les contraires, d’un réel chaotique que l’écriture de Genet sublime et encrasse, déterre et renterre d’un même geste. Ces « Paravents » ne jurent donc pas avec les boîtes à spectres qui intéressent toujours Arthur Nauzyciel, le metteur en scène déployant avec une grande pertinence cette matière impossible dans un spectacle aussi grandiose qu’écorché.

Ces « Paravents » là se passent de châssis et préfèrent un espace propice au funambulisme. L’entrée de Saïd (Aymen Bouchou) en équilibriste sur l’escalier de gala bâti par Riccardo Hernandez n’est pas sans forcer le clin d’œil au grand traité de l’acteur écrit par Genet en 1957, scellant alors sa possible connivence avec la lenteur et l’extra-quotidienneté des gestes chères à Nauzyciel. Mais l’escalier blanc (clin d’œil à “The Steps” d’Edward Gordon Craig et à ses présences sépulcrales ?) ne joue pas seulement comme quasi précipice, comme initiateur d’une marche inouïe et d’une danse imprévue des acteur.rice.s. La scénographie possède aussi un fort pouvoir de déréalisation, que ce soit par la confusion optique des rapports réels entre les corps et des proportions qu’elle permet (magie du plan incliné déjà éprouvée par Claude Régy dans « Variations sur la mort », poème de l’au-delà s’il en est), que par l’indétermination du degré de présence des interprètes qu’elle produit.

En effet, les aplats lumineux souvent choisis par Scott Zielinski font tendre visuellement cet espace cranté vers la surface d’une toile blanche, si bien que les corps eux-mêmes semblent comme tirés vers une deuxième dimension dont ils s’extraient à chaque pas et à chaque mot, mais sous laquelle ils se renveloppent à chaque silence. Avec cette scénographie à la fois unitaire et polymorphe par ce qu’elle induit esthétiquement, avec ce poème qui se moque de baliser l’au-delà, Nauzyciel a donc poussé son théâtre de la mort vers une qualité d’incertitude plus profonde. Car l’escalier des « Paravents » n’amorce pas tant une spectralisation qu’une picturalisation, repliant la vie et le relief des présences vers la mortalité de l’image. La quanticité optique du spectacle est effectivement si opérante que les acteur.rice.s nous apparaissent autant comme les revenant.e.s d’un livre ou d’un tableau, en train d’entailler leurs surfaces, que comme des humain.e.s tangibles ironiquement promis au souvenir des toiles et des pages de l’Histoire, dont ils vont désoler la blancheur.

Certes raccourci – condition indispensable au retour de l’épopée sur les scènes contraintes d’aujourd’hui – le texte ne perd rien de ses strates et de ses niveaux de réalité. Le spectacle de Nauzyciel s’offre comme une traversée des plus ouvertes, permettant une écoute positivement flottante et judicieusement irrationnelle d’un texte qui a la force du poème en ceci qu’il conduit, comme l’écrivait Paul Valéry, moins à la découverte d’un sens qu’à un pur état. La brillante distribution participe évidemment au décloisonnement des imaginaires, les acteur.rice.s cherchant autant leur sublime que leur grotesque et courant souvent vers leur risque : c’est le cas particulièrement de Marie-Sophie Ferdane, toujours en active connexion performative avec un personnage et déplaçant sans cesse, jusqu’à un retour progressif à soi, les curseurs de la composition et de l’incarnation. Certaines trouvailles plus opératiques que théâtrales (la descente d’un gant blanc qui isole une allégorie textuelle sans la revitaliser, un effet pyrotechnique qui fait moins acte sur les corps qu’image…) détournent parfois notre cheminement intérieur très éraflé vers les signes rassurants du grand spectacle, mais celles-ci n’altèrent nullement la grande réussite de ces « Paravents. » Pièce si folle qu’elle est sans doute condamnée à jouer les fantômes de l’histoire du théâtre, mais si pleine de résistances et de symboles vifs qu’elle semble toujours promise à des résurgences historiques.