L’Identité heureuse, selon Jan Lauwers

L'Identité heureuse

Dans ce spectacle baroque, joyeux et foutraque, créé en mai dernier à Bruxelles, Jan Lauwers aborde avec beaucoup de finesse la question de l’identité.

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(c) Bea Borgers / La Biennale Teatro

Au bout d’une demi heure de représentation au Teatro alle Tese de l’Arsenal, Jan Lauwers, qui, dirige la pièce comme à son habitude au bord du plateau, est contraint de s’adresser au public : « Technical problem ! We lost the translation ». Le système de surtitrage ne fonctionne plus depuis un moment. Il faut interrompre provisoirement le spectacle, qui fait résonner un riche répertoire de langues variées.
La généalogie compliquée de sept comédiens de la Needcompagny, de toutes origines, a servi de matrice à « The Blind poet ». Couronnée de fleurs, maquillée en clown, Grace Ellen Barkey, fait une entrée tapageuse, scandant sur tous les tons son propre nom. Les autres comédiens et le public la reprennent bientôt en choeur, avec des effets d’échos et de réverbération. Grace vient de Surabaya, en Indonésie, « le plus grand pays musulman du monde !», proclame-t-elle avec fierté. Sa mère est une Chinoise. Et les Chinois, poursuit-elle, ce sont les meilleurs au monde, car ils achètent tout : la Tour Eiffel, les taxis… et même les gondoles de Venise ! L’audience est hilare car elle retrouve ici un des marronniers favoris de la presse locale : les Chinois mettraient la main sur tous les commerces vénitiens. Grace est bientôt interrompue par Mohamed, le Tunisien :« Les Chinois mangent accroupis, comme chient les Tunisiens…Tu es un miracle pluriculturel, moi je suis un pur produit monoculturel ! ». Le ton est donné d’un spectacle où se succèdent des autoportraits poétiques, loufoques et remplis d’humour dans la surenchère identitaire.
A l’heure de la mondialisation, Jan Lauwers s’empare de ce thème de l’identité avec beaucoup d’originalité. Les arbres généalogiques étudiés, dont certains remontent au Moyen-Age, montrent que les ancêtres des comédiens ont pu se rencontrer. L’identité, pour Jan Lauwers, qui a eu l’idée de ce spectacle en visitant Cordoue, n’est pas un concept figé : c’est avant tout une subjectivité fragile, faite d’histoire, d’émotions, d’authenticité et d’illusion, de fictions factices, d’interférences…Le spectacle en lui-même brouille et subvertit allègrement les frontières génériques : one-man-show, récits épiques ou burlesques, discours, généalogie, histoire, cabaret, danse – avec un magnifique solo de Mohamed Toukabri – , variété, musique (les comédiens sont accompagnés d’un petit orchestre rock, auquel participe le metteur en scène, sur des compositions de Maarten Seghers). Plusieurs mythes, plusieurs époques, plusieurs auteurs se croisent : la guerre de Troie, Homère recyclé par Joyce, Abu al ‘ala al Ma’arri, un autre poète aveugle des Xe et XIe siècles, dont on entend plusieurs citations, Wallada bint al Mustakfi, la poétesse andalouse du XIe siècle. La dépouille d’un âne empaillé, dont les comédiens se saisissent, semble convoquer toute la mémoire du monde, la quête d’Isis, le roman d’Apulée, les contes de Perrault… Le spectacle, d’un abord facile et aimable, propose pourtant des signes mystérieux, dont le sens se dérobe et qui, comme ces adages très anciens étudiés par Erasme, sollicitent continuellement l’humanité inscrite en nous.
A un moment, une énorme structure noire, soutenue par les comédiens, gonfle peu à peu, les écrase, pieuvre gigantesque ou virus tentaculaire, à l’image des fascismes et des intégrismes qui nous menacent. Un sentiment de gravité gagne le public. Mais le monstre finit par se déballonner.
A l’issue de ce très beau spectacle, chacun se sent ému, plus fort, rempli d’une espérance folle pour l’humanité…