C’est sa propre histoire que l’artiste, danseuse, chorégraphe, Dorothée Munyaneza raconte, à travers cette évocation pudique du génocide rwandais. Des mois de massacre durant l’année 1994, c’est un refrain, outre des images de fuite et de peur, qu’elle garde en mémoire, celui d’une chanson internationale diffusée par Samedi Détente, une émission de radio populaire de l’époque.

Il n’y a pourtant aucune détente dans ce Rwanda déchiré, mais une horreur que l’artiste dépeint avec une sobriété exemplaire, évitant tout pathos, suivant la ligne pure et stricte de la nécessité d’un récit qui s’élabore comme tout ce qui reste pour donner voix aux morts. Pas de débordement cathartique, mais une intensité qui se déploie sur scène par à coups, à travers l’alternance de moments furieux et silencieux. Si bien que la propagation de l’horreur n’entame pas le calme chaud qui se dégage de la scène, suggérant à la fois l’indifférence du pire mais aussi la possibilité que la vie continue à ses côtés. D’une grande beauté plastique, le spectacle est à l’image de la voix de Dorothée Munyaneza, limpide et chargé de cris.

Accompagnée par le danseur gabonais Amael Mavoungou, dont les tremblements musculaires incarnent la texture même de l’inquiétude – celle d’un corps en temps de guerre – et du musicien Alain Mahé, la jeune femme narre, entre chants et paroles, les moments de vie quotidienne qui scandait le temps du massacre, des déhanchés de la danse zouglou à la toilette commune avec une cousine dont le corps change, ses interrogations de jeune fille qui se demande quand elle aussi sera une femme. La puissance du dispositif scénique est à l’image du spectacle lui-même, sobre et signifiant, enveloppant sans chercher à l’être. Un vaste drap blanc est tendu sur scène. A l’horizontale, il est le ciel blanc de l’enfance. A la verticale, il devient surface pour un jeu d’ombre de la mort: derrière le drap, la silhouette nerveuse des meurtriers, amplifiée et déformée comme l’est une ombre qui s’étire, métaphore d’une déformation de l’homme lui-même sitôt qu’il a le goût du sang. Plus tard, le drap deviendra linceul pour un cadavre, ensuite seulement, apparat du fantôme. Des morts, on ne voit que les restes, oripeaux que les tueurs ont récolté, ne laissant même pas à leur victimes la dignité d’être couvert.

C’est la trahison des histoires qu’on nous raconte : on croit pouvoir s’y abandonner, se laisser aller à la douceur d’une voix à laquelle on fait confiance parce qu’elle connait la fin, pourtant c’est un récit de l’horreur. Où étions-nous en 1994 ? La question est posée.