Dignités retrouvées

Antigone

Travailler avec le milieu pénitentiaire n’est pas une chose aisée : la machine administrative en est lourde, les conditions de travail y sont rudimentaires, et il faut pouvoir composer avec la volatilité des groupes due au caractère modulable des peines. Quant aux acteurs qu’on y trouve – s’ils sont toujours volontaires et en demande –, ils sont un bois peu évident à sculpter : la mise en danger de soi-même que représente le travail de plateau, dans un univers où l’image dégagée est souvent garante d’une place durement acquise au sein d’un ordre social fragile, s’en retrouve décuplée.

Autant dire immédiatement qu’Olivier Py et Enzo Vernet ont brillamment réussi à naviguer parmi toutes ces complexités. L’« Antigone » qu’ils proposent à La Scierie n’est pas seulement un formidable spectacle, il est aussi un impressionnant exercice de direction d’acteur, et un rappel nécessaire que la force et la beauté du théâtre résident avant tout dans le pouvoir d’y faire jaillir la rage intérieure de ceux qui se tiennent sur les plateaux, nous permettant à tous de faire humanité commune. Le texte de Sophocle, avec ses questionnements sur la justice et la dignité, prend évidemment une dimension supplémentaire quand il est livré par des acteurs eux-mêmes jugés coupables par la société. Mais résumer la réussite de cette pièce à la simple justesse de ce choix serait réducteur.

Car ce qui fait l’impact de cette proposition, c’est surtout l’interprétation brute et sincère offerte à nous par des acteurs non professionnels, à qui les metteurs en scène ont su inculquer l’art fragile d’être eux-mêmes au présent. Aucun ne s’efface sous le poids des mots, et les corps, les gestes, les voix et même les (parfois très forts) accents méridionaux de chaque acteur ne sont plus des parasites que l’on doit gommer au service de l’incarnation ; ils deviennent au contraire l’incarnation elle-même, un outil d’appropriation des mots qui permettent de transcender le texte.

Heureusement qu’il existe, au milieu des innombrables échecs du théâtre contemporain à vouloir éclairer le passé, certains de ces moments où les figures tutélaires de la tragédie sont sauvées par la grâce, quand les planètes s’alignent par le concours d’acteurs parfaitement à leur endroit et de metteurs en scène offrant une lecture précise et juste du matériau qu’ils désirent exploiter. Ces moments qui nous redonnent espoir dans le pouvoir du théâtre à questionner notre temps à l’aune de pensées dont la force ne devrait jamais décroître. Cette « Antigone », si forte, si belle, si simple et si juste, est indéniablement un de ceux-là.