Au diable les sujets

Feeding Back

© Julia Thurnau

« Feeding Back » parle à merveille d’une hégémonie du monde artistique : celle des sujets. « De quoi ça parle ? » – la question circule sur toutes les langues impérieuses de la production à la réception : encore et encore, l’artiste doit arguer en faveur d’une thématique : originale, singulière, voire jamais vue… Il doit évacuer prestement la demande : ça parle de ça – on remarquera l’autotélisme, et seulement alors il commencerait à travailler ! À découdre, disloquer, distendre ledit sujet… De l’autotélisme à l’autophagie, c’est un effort du soi qui s’ébauche, l’œuvre comme résultat artistique d’une manœuvre politique. « Feeding Back », présenté au Phare – CCN du Havre pour la septième édition du festival Pharenheit, est en plein dans le mille : le spectacle parle de la digitalisation – thème que le texte et le paratexte explorent très didactiquement pour le spectateur, empêtrant la chorégraphie pourtant saisissante de Malgven Gerbes et David Brandstätter. Le public, lors d’un temps de retours postspectacle, évoquera beaucoup plus la reconnexion par le corps que la déconnexion par le virtuel : faut-il s’en étonner ? On parle de ce qu’on voit, pas de ce qu’on nous dit.

Néanmoins, « Feeding Back » est plus courageux que ça : un invité – ici Dominique Boivin, également présent au festival Pharenheit avec « Road Movie » – se voit chargé de détricoter le spectacle, qui sera présenté de nouveau le lendemain, dans un autre lieu, et après quelques heures de travail seulement. En voilà de l’inédit, lorsque les danseurs en déréliction tentent de faire spectacle en forçant l’interaction avec le public au beau milieu du MuMa du Havre… Plaignons le badaud qui n’a pas vu la version de la veille : il ne comprendra pas grand-chose. Heureux néanmoins celui qui profite du diptyque : il verra – outre un exercice dont il faut reconnaître la belle témérité dans un CCN – comment telle dés-écriture questionne le sujet de l’œuvre, les interprètes pratiquant enfin l’épochè qui manque à cette dictature d’époque… Ont-ils encore quelque chose à exprimer sur leur sujet ? Ne faudrait-il pas simplement danser ? Ode à la tentative, pourrait-on dire, pour se débarrasser de l’impératif qui jalonne, cadre, colle… Ode à la réécriture, car dans cette mutilation salvatrice, Gerbes et Brandstätter se sont émancipés de ce qui inhibait l’éclosion chorégraphique : au diable donc les sujets.