間 (ma, aida, …) - Camille Boitel et Sève Bernard © Bozzo

間 (ma, aida, …) – Camille Boitel et Sève Bernard © Bozzo

User le dispositif jusqu’à la corde, pour l’éprouver et en épuiser les possibilités. Traiter la scène même, le plateau dans sa substance tangible, comme un partenaire de jeu. Se confronter à la répétition, à l’impermanence, au déséquilibre. Danser au bord du monde qui s’effondre, malgré le monde qui s’effondre, ou parce que le monde s’effondre.

Un programme un peu fou, sans doute, un pari à tout le moins, un théâtre corporel et visuel où le lieu-théâtre est un acteur. Rien qui ne soit susceptible de décourager Camille Boitel, génial circassien dont les facéties scéniques et le goût de l’exploration trouvent ici un nouveau terrain de jeu. Rien qui ne soit propre à dérouter Sève Bernard, talentueuse danseuse dont la grâce aérienne s’immisce depuis maintenant trois spectacles dans les interstices des prises de risque du premier. A eux deux, ils occupent ici le plateau avec une présence constante, ils jouent à se trouver et à se séparer avec une complicité évidente. Le couple ou les couples qu’ils campent évoluent sur une surface instable qui se dérobe graduellement sous leurs pieds, et le duo semble paradoxalement d’autant plus fort que l’environnement se délite. Et l’on constate que danser au milieu des décombres n’est pas seulement possible : cela peut même se révéler magnifique, quand Camille porte avec délicatesse Sève, dont les pieds frôlent à peine le sol qu’il s’effondre aussitôt.

Les interprètes éprouvent largement l’objet – baignoire, tables, chaises, cordes, ce qui les rassemble ou ce qui les sépare tour à tour, objets souvent animés à distance par le complice Jun Aoki, maître des câbles et des poulies. Car le spectacle use beaucoup d’effets, empruntés aux univers de la magie ou de la manipulation marionnettique. Cela contribue à créer la sensation d’un univers aux règles différentes, où la fragilité est prégnante de tous les possibles. En même temps, la manipulation elle-même est mise en scène, et se fait en partie à vue, comme pour prendre le public à témoin de la fabrication de l’illusion. En permanence à la lisière de l’éboulement ou de la révélation, ce spectacle inclassable et imprévisible est traversé par l’humour, l’envie de jouer, ainsi que par des moments de grâce salvateurs. Il y a de la beauté dans la chute comme il y a de la beauté dans l’artifice, nous signalent Camille Boitel et Sève Bernard dans “間 (ma, aida, …)”. Le renouveau est partout, surtout au milieu des ruines. La condition sine qua non est de rester en mouvement, en lien, humblement conscients de notre faiblesse et du fait que tout passe. De rester humains, en somme.