© Todd MacDonald

On commence à voir que le virus a changé les artistes, et la façon dont leur art se reconfigure après deux ans de crise. Si certains continuent plus ou moins comme si de rien n’était, le cas d’Hofesh Shechter, lui, est assez paradigmatique : le Covid a complètement retourné sa chorégraphie, les danseurs-guerriers sont devenus des danseurs-guérisseurs, le désir d’affrontement s’est évanoui face à celui des retrouvailles. Shechter en a conscience : « Double Murder », qui associe  « Clowns », spectacle emblématique de son travail, et « The Fix », courte pièce fraîchement créée, en est la démonstration. Il y a d’un côté, le spectacle du monde d’avant, et de l’autre, celui du renouveau, encore en chantier : deux danses, deux manières de faire monde. On le savait déjà, « Clowns » est une oeuvre géniale, comme on en voit peu : les clowns du chorégraphe israélien, motif folklorique naviguant entre l’horrifique et le grand-guignol, siéent aussi bien à son style martial qu’à la folle époque qu’ils dépeignent : énamourée de sa propre décadence, obscène et morbide, elle repait le spectateur avide d’entertainement. Mais dans « The Fix », les clowns sanguinaires ont disparu, les danseurs essaient de « réparer » l’obsolescence du monde passé. Pour le dire en termes manichéens, le chorégraphe n’illumine plus le mal, il prône le bien : si quelques souvenirs du monde sanglant surgissent parfois, à la fin du spectacle, les interprètes, lavés de tout ascendant meurtrier, descendent dans la salle pour convertir le public : les embrassades se multiplient, et la communauté s’agrandit de jour en jour. 

À vrai dire, « Clowns » est beaucoup plus fascinant que « The Fix » : la violence des clowns éblouit, tandis que la douceur presque hippie ne fait qu’attendrir. Est-ce surprenant ? — L’entertainment cherche à plaire, à méduser coûte que coûte (c’est son ADN), tandis que « The Fix » subordonne la danse à un programme de vie. Difficile de dire donc si le pari de « Double Murder » est réussi : le monde d’avant est beaucoup plus séduisant que les promesses de l’après…  D’autant que Shechter, en plein un virage artistique, tâtonne esthétiquement, le risque va avec une certaine fragilité de composition. Avec « Clowns », tout comme avec « Grand Finale », le chorégraphe était au sommet de son art, alors que « The Fix » amorce une nouvelle période, dont le langage s’enrichira, on l’espère, avec le temps. Aux shechteriens pourtant, la pugnacité des corps dans laquelle il excellait s’est évanouie au profit — ou au détriment — d’une pommade de résilience dont l’intérêt humain supplante peut-être un peu trop la puissance artistique.