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L’énigmatique présence des marionnettes peut-elle trouver meilleur écrin que la ville de Charleville-Mézières, ses cieux instables, ses impassible façades derrière lesquelles les vies peuvent n’être que secrètes – comme celle des poupées ? La ville des Ardennes, qui fêtait cette année la 20e édition du Festival mondial des théâtres de marionnettes, diffusait, en cette fin septembre, un halo d’étrangeté, une aura de lumière noire autour du peuple de chiffons, mousses, cartons, papiers, extensions mécaniques, qu’elle accueillait. Foisonnement, pendant dix jours, de créatures hybridant la chose et l’homme, l’art et le vivant, buissonnant de poésie. Il a suffi de quelques stupéfiantes apparitions pour s’adonner sans limite au « péché pneumatique » : cette tentation de sentir le début d’un souffle, les prémices d’une âme, traverser les poupées.

Qu’il est loin le temps de Pinocchio – de la marionnette en bois et chiffons, suspendue à ses fils. Parmi les invités « fil rouge » du festival, le Théâtre de la Licorne, ses fascinants humanoïdes tendance steampunk, stylisés et macabres, leur inamovible rictus, ont occupé la place Ducale avec cinq semi-remorques. Dans ces containers, posés comme des boites ambulantes, on a pu redécouvrir l’incroyable bestiaire métallique de la compagnie, l’inventivité de leur marionnettes si reconnaissables – fardées de blanc, lèvres noires, allure macabro-grotesque – s’appropriant les univers de « Macbêtes » et d’un loup hugolien très humain.

Il faudrait parler du noir qui les enrobe – celui de la salle – d’une densité rarement vue au théâtre, profond et sans brèches – comme si les marionnettes installaient avec elles, les conditions d’une apparition magnétique, transformant l’obscurité qui les entoure pour mieux en détacher leur délicate présence. A l’image du splendide spectacle « Chimpanzé », dont l’obscurité bleutée accueillait la présence émouvante d’un singe en carton-pâte, manipulé avec une habileté hors-norme par trois marionnettistes à vue. Inspiré du Bunraku japonais, uniquement composé de sons et de mouvements, le spectacle nous immerge au cœur d’une vie simiesque, des bruits métalliques d’enfermement au zoo à la découverte du monde. Il se détache de ce très beau clair-obscur sans paroles, le sentiment d’une fusion silencieuse entre marionnette, singe et homme, trois réceptacles pour une âme qui transmigrerait sans hiérarchie de l’un à l’autre.

L’autre sidération visuelle est venue du spectacle belge « The Great He-Goat », hallucinante plongée dans les tableaux de Goya, engendrement de monstres (silhouettes à deux bustes, invraisemblables proportions physiques), cauchemar animé d’une raison qui s’est laissé absorbée, sinon par le sommeil, par la contemplation des images : dans un hall de musée, un cortège de gardiens se met à sombrer dans les Pinturas negras du peintre, poursuivis par des Erynies sonores – la bande-son semble avoir été composée dans la matière même de l’angoisse.

Et parce que les marionnettes sont des créatures de leur temps, le Festival proposait une série de projets intégrant le numérique et les nouvelles technologies : le spectacle « Robot Dream » présentait la rencontre d’une intelligence artificielle s’interrogeant sur ses rêves (est-ce que les IA rêvent de moutons électroniques ?) et d’une danseuse dotée d’un queue métallique animée – excroissance mécanique en mouvement, telle une marionnette du futur. Que la marionnette prenne la forme d’un alien en mousse dorée, d’un robot introspectif ou de mains dupliquées en cire (« The green »), il en résulte le sentiment précieux que l’homme ne se satisfait pas de l’homme, que son besoin de créatures est impossible à rassasier, et que le ventriloque n’est pas celui qu’on croit.