Adapter à la scène le très beau roman de Lydie Salvayre, « Pas pleurer », relève de la gageure si l’on considère la virtuosité polyglotte et l’enchevêtrement subtil des voix qui tissent ce récit. Quel meilleur endroit, alors, que l’Institut de France de Barcelone pour éprouver ce texte, en ce lieu où nombre d’artistes se réfugièrent sous le régime franquiste pour y trouver une liberté d’expression et de pensée ? Ce n’est donc pas sans émotion que Lydie Salvayre prenait la parole avant le spectacle d’Anne Monfort, dans cette ville chargée de son histoire familiale. Celle de sa mère, Montse, paysanne catalane figée dans le souvenir de l’été 1936, et de l’élan libertaire inouï qu’il put représenter pour les jeunesses républicaines avant la répression violente qui s’ensuivit.
Anne Monfort propose une version dialogique du roman, dans laquelle deux comédiens, Anne Sée et Marc Garcia Coté, se partagent les figures qui traversent ce texte choral. Mais en évitant le monologue, cette répartition des rôles rompt une part du charme poétique dans lequel nous enrobe la lecture du texte. Tout l’art du roman repose en effet sur le surgissement des voix du passé, dans un fil narratif continu mêlant le discours de la mère et celui de la fille, intégrant la voix des morts et des disparus, dans un subtil mélange de français et de catalan ; le « fragnol » de la mère constituant ce lien fragile vers un bonheur perdu.
L’adaptation scénique fait le choix d’une scénographie épurée, qui suffit à accompagner ce voyage entre les époques, par un jeu de verres empilés, à l’image des décennies effacées de la mémoire maternelle, devenues transparentes au regard de la fulgurance des mois brûlants de 1936. Des images filmées du Barcelone d’aujourd’hui s’immiscent aussi dans le spectacle pour suggérer les échos contemporains de ce récit.
Mais la contemporanéité de ce texte, sa force évocatoire jaillissaient naturellement à cette heure et en ce lieu témoin de la guerre civile et de son héritage douloureux. Lydie Salvayre le suggérait elle-même en citant les mots d’Albert Camus, considérant la guerre civile comme « une éducation » pour sa génération. « Pas pleurer » prouve qu’il est nécessaire de retenir sans cesse ces témoignages qui s’effacent, nécessaire d’entendre encore les voix brisées par les larmes. Pour ne pas oublier, jamais, et ne plus pleurer.