(c) Jérémy Breut

Du noir qui envahit le plateau émerge une large photographie en noir et blanc, intrigante, à la beauté sobre et mélancolique : une chaise renversée, une route, les débris d’un bombardement. Celle-ci est tirée de la série du photographe Stanley Greene consacrée à la guerre en Tchétchénie, choisie par Thomas Bellorini et son dramaturge Hugo Henner comme seul décor au texte poétique de Stefano Massini.

“Femme non-rééducable” reprend ainsi le témoignage de la journaliste russe Anna Politovskaia, témoin de la guerre de Tchétchénie assassinée en 2006. A la manière de cette photographie unique dont la force tient dans sa polysémie, signe pudique de la guerre, du deuil et de la destruction, la mise en scène de Bellorini frappe par sa sobriété et son tact. Mettant en avant la parole de Politovskaia, offerte en scène par une pluralité d’acteurs et d’actrices qui sont également musiciens, le texte nous parvient dans toute sa force de témoignage de l’insoutenable, celle du cycle de la violence et de la perte de sens dans l’événement d’une longue guerre où victimes et bourreaux s’entremêlent. Par l’incarnation théâtrale, le témoignage de la journaliste russe revu par la langue poétique de Massini frappe alors de plein fouet ; on retiendra l’impossibilité de « prendre position » dans cette guerre où Tchétchènes et Russes se sont entre-déchirés, les victimes des deux côtés des assaillants et des rebelles, mais également la nécessité du travail d’investigation journalistique que Politovskaia a payé de sa vie. Loin du voyeurisme télévisuel, loin également d’un théâtre documentaire, Bellorini semble avoir fait confiance à la parole poétique et au langage théâtral pour donner à entendre un texte fort, porté par des acteurs et actrices dont la voix se prête, pour un moment, aux victimes d’un conflit lointain et pourtant proche dans le temps, dont la réflexion sur la violence dépasse le strict cadre géographique. « Femme non-rééducable » est une expérience qui ne laissera pas indemne, mais qui porte le courage d’aborder de front des questions graves, de les soutenir sur la scène théâtrale qui se fait alors antre de l’hommage, voix au service des oubliés et des fantômes, musique pour l’humanité.