© Patrik André

Soit deux corps : l’un est plus dégingandé, l’autre plus élastique. Tous deux, oscillant entre sérieux et burlesque, sont musculeux à l’endroit qui trahit leur intérêt : l’abdomen. En une trentaine de minutes (puisqu’il s’agit d’un extrait), plusieurs tempos chorégraphiques, la plupart en duo, entremêlent les styles et les énergies — tant que l’abdomen reste au centre de l’exploration corporelle. D’abord, il faut l’échauffer, presque l’épuiser, avant de faire place à quelques gainages hiératiques. Mais s’il est d’abord l’esclave du corps — un muscle rentable voire divertissant —, la danse devient de plus en plus intime, et les abdomens contractés de Clémentine Maubon et Bastien Lefèvre commencent à s’attirer l’un l’autre, ils se contorsionnent, bientôt ils se frappent, se claquent même. En fait, ils deviennent de plus en plus étrangers au corps qui les héberge : quelque chose a l’air de vivre dans l’abdomen… Bienvenue dans « Le Huitième passager » : à quand le xénomorphe qui percera leurs chairs ?

Finalement, « Abdomen » est un sémillant trajet vers l’autonomie : la partie se libère peu à peu du tout, elle s’émancipe dans une danse de plus en plus locale et minimale, recentrant l’attention autour d’un seul morceau de corps… Et l’altérité est une acceptation, elle calme le chaos extérieur qui avait d’abord agité les deux corps. Par ce biais, le spectacle libère surtout l’abdomen de ce qu’on attend de lui — être une discrète partie du tout certes, et encore plus, un objet de désir (musclé, utile) — pour lui conférer des caractéristiques plus inattendues : alors il mue en une chair parfois timide, rieuse ou séductive… Comment respire, ressent, pense un abdomen ? Qu’est-ce que deux ventres qui discutent ? Et à mesure qu’il acquiert une nouvelle palette de comportements, empruntant à la psychologie du corps dont il s’extirpe, c’est tout l’imaginaire qui se fluidifie et s’enrichit dans une pluralité de devenirs : voilà un un abdomen-thorax, un abdomen-visage… Car la narration l’érige au statut de créature métamorphique, magnifiquement interprétée par les chorégraphes-danseurs Maubon et Lefèvre. À terme, elle permet même une heureuse réconciliation avec le tout, dans laquelle les corps, qui ont accepté leur altérité intrinsèque, sont enfin libérés des assignations qui les rongent : bref, ils sont libres.