Le festival Boska Komedia fête ses 15 ans : initié par le théâtre Łaznia Nowa, il fédère pléthore de théâtres cracoviens pour une programmation de 32 spectacles qui cherche, selon son thème bien-nommé, à briser les « tabous polonais ». 

Le théâtre Łaznia, une route vers l’utopie 

Le théâtre Łaznia a décidément une histoire mouvementée : il s’installe d’abord à Kazimierz, l’ancien quartier juif laissé à l’abandon pendant presque un demi-siècle ; mais à mesure que les ruelles malfamées deviennent trendy ces dernières années, le théâtre, activité trop peu libérale on dirait, perd ses locaux. Il déménage donc à Nowa Huta, une zone construite ex nihilo pendant le stalinisme à une dizaine de kilomètres du centre : encore en 2004, il y a lieu plus recommandable. Quartier négligé, il est devenu une caricature de lui-même, si bien que Bartosz Szydłowski, son directeur, va jusqu’à parler d’une zone « simulacre », au sens de Baudrillard : à Nowa Huta, les signes du réel ont remplacé le réel… Quoi qu’il en soit, le théâtre Łaznia – le lavoir en polonais – devient Łaznia Nowa en récupérant un ancien entrepôt, si vaste qu’il devient accidentellement le plus grand théâtre de Cracovie : la « narration symbolique » est créée, comme l’explique Szydłowski — Nowa Huta, à son tour, va revenir peu à peu sur le devant de la scène cracovienne. 

Comme il ne s’agit pas d’un simple parachutage, la vie des environs s’immisce dans le théâtre, un choeur d’amateurs participant encore à son dernier spectacle, d’une délicatesse toute fellinienne, « Fear and Misery » : à vrai dire, une bonne partie d’entre eux étaient là dès la fondation du lieu, côtoyant joyeusement les acteurs habitués de Krystian Lupa (Marta Zięba, Andrzej Szeremeta). Trois années après son installation, Szydłowski initie Boska Komedia (« Divine Comédie »), avec une ambition artistique internationale. Les années passent, et si le programme, pour des raisons économiques et politiques, se resserre autour du théâtre polonais, le festival continue à prendre de l’ampleur jusqu’à devenir un haut-lieu de la vie culturelle du pays. Voilà qu’aujourd’hui, même si la fonderie historique de Nowa Huta, autour de laquelle le quartier s’était développé, est presque fermée, la zone est bien plus sémillante, et les classes s’y mêlent : heureux signe, Szydłowski y crée récemment un lieu de résidences d’artistes à la terminologie très lupienne, Utopia Home.

Bartosz Szydłowski, directeur de Boska Komedia © Lukasz Gagulski

Boska Komedia : imagination de la guerre, guerre de l’imagination 

« Si vous voulez connaître la Pologne, il faut commencer par aller au théâtre », continue le directeur du festival : cette quinzième édition est en effet un condensé de mouvances artistiques comme politiques. Bien sûr, impossible de ne pas déceler l’héritage monumental de Kantor, dont le fantôme est absolument partout à Cracovie, de la Cricothèque à son atelier, laissé en l’état depuis sa mort en décembre 1990 : les pantins du théâtre KTO (autre exemple de structure vitalisant un quartier), les zombies sous amphétamines de Marcin Liber et les passagers fantômes d’Anna Augustynowicz lui rendent, entre autres, un hommage appuyé. Seule la jeune création, associée au festival, semble s’en éloigner vraiment : alors les costumes noir et blanc si caractéristiques s’effacent devant des couleurs vives, la performance se veut post-moderne, l’anglais se substitue parfois au polonais. 

Mais si l’on n’a vu qu’une petite moitié des spectacles, de toute évidence la proximité de la guerre hante une bonne partie de la programmation : comme la vie de Cracovie, à 300 km de la frontière ukrainienne, est forcément altérée par l’invasion russe, il en est de même pour ses imaginaires. D’aucuns décident d’abandonner carrément le théâtre : à l’image de « Responsibility », conférence performée qui saisit, cela dit, un exemple de honte nationale avec l’horrible zone de non-droit créée par le ministre Mariusz Kamiński. D’autres l’insèrent de façon plus ou moins délicate, à l’image d’ « Act of Killing », enveloppant le conflit russo-ukrainien dans un questionnement existentiel autour du meurtre. Qui plus est, Szydlowski invite, hors-compétition, deux spectacles ukrainiens dans lesquels des femmes rescapées, l’esprit dévoré par la guerre, tentent de narrer l’indicible. Bien souvent le geste théâtral est en berne, lui aussi rongé par le conflit, et on ne peut que s’en inquiéter : toute guerre est toujours, aussi, une guerre de l’imagination.

Ainsi, les spectacles qui restent en mémoire sont ceux qui continuent, coûte que coûte, à défendre l’imagination en temps de guerre — comme Kantor, encore lui, le fit en 1942 lorsqu’il débutait son théâtre clandestin. Comment ne pas évoquer alors le mot d’ordre éponyme du spectacle de Krystian Lupa, « Imagine » ? Certes, on sent l’esprit du grand maître polonais, bien moins populaire chez lui qu’en France, tout aussi assailli par la guerre, quitte à pâtir parfois de longues tirades obsessionnelles sur l’absurdité du conflit. Cela dit, dans le parcours halluciné qui mène le jeune Antonin vers « l’être originel (voir l’entretien réalisé avec Krystian Lupa ainsi que la critique d’ « Imagine »), le spectacle réussit à tenir tête à l’époque, il résiste au venin de l’atrophie artistique, commandant ainsi, contre vents et marées, de continuer à tenir la barre imaginante à tout prix, quitte à en périr. L’initiative de Boska Komedia est donc d’autant plus salvatrice pour que des gestes artistiques puissants cherchent à conjurer ces temps sombres : comme nous le rappelle Bachelard dans « L’air et les songes », l’imagination n’est autre que la « faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. »