Ma souche,
La première fois je me dis que ce fut toi. Oui toi sur qui nous nous juchons toujours, autour de qui que nous nous rassemblons encore et encore. J’imagine la souche d’un chêne de la mer Égée foudroyé par le ciel. Ou le pied d’un jeune baobab d’Éthiopie, le socle émoussé d’un cèdre du mont Liban. Je t’imagine criblée de trous creusés par des vers dont l’espèce a disparu, une éponge rocheuse, les millénaires t’ont vitrifiée, des veines rouges et noires te sillonnent comme un marbre. Quel que fut ton bois, d’où que tu proviennes, nous t’aimons, vieillerie, et nous montons toujours sur toi.
Ma souche,
Je t’aime parée de l’or verdâtre des théâtres à l’italienne. Je t’aime armée d’horribles gradins qui grincent et font mal au cul. Je t’aime montée à la hâte dans une usine, une patinoire, un panorama. Je t’aime en planches de chantier, sur vérins hydrauliques, à la belle étoile. Et même, je l’avoue, je t’aime polyvalente. J’aime quand tu fais rire les écoles, les prisons, les temples abandonnés par leurs derniers fidèles. Dire qu’une nuit tu fus soudain là, attendant depuis toujours au creux d’un rayon de lune, jeune souche lisse et vierge, magnétique. Et que cette nuit un pied nu, deux pieds nus se sont posés sur toi.
Ma souche,
Une nuit un être humain s’est hissé sur toi, s’est rempli de toi. Il a regardé ces yeux qui brillaient en cercle autour de lui, la plus incroyable des voies lactées. Et les dieux lui sont sortis par la bouche. Les fantômes lui sont sortis par la bouche. Les mères, les fils, les ogres, les héros lui sont sortis par la bouche. Les révoltés, les sacrifiés, les farceurs, les amants, les fous lui sont sortis par la bouche. Par les mains. Par son corps tout entier. Ma vieille très vénérable souche, personne ne sait où tu es, mais tu es partout tant que nous t’aimerons. Et je le jure toujours je t’aimerai et nous t’aimerons, encore et encore nous serons avec toi à inventer notre liberté.