« Quand est-ce qu’on arrive, maman ?
L’impatience de toucher au but. Car nous l’avons formulé, le but, le point d’arrivée est explicite. Il y a un autre endroit, une prochaine réalité dont on rêve déjà.
Au moment de la question, cela sous-entend le désir de s’approprier l’espace de la durée entre un maintenant et le moment d’arrivée, de le mesurer et peut-être même de l’anéantir !
On arrive bientôt ma chérie, c’est un peu moins long que tout à l’heure, ça se raccourcit et la prochaine fois que tu vas me demander ça sera encore plus proche…
Aller vers, c’est toujours un processus. La problématique me semble-t-il, c’est qu’il nous faut une ferme énergie d’intentionnalité, donc une forme d’exposition à soi-même de ce que nous désirons atteindre. Et à la fois, pour que la vie soit belle, mais surtout pour rebondir sur les merveilles qui peuvent surgir par surprise de notre propre intentionnalité ou du monde, il nous faut de la souplesse, accueillir les détours, les portes closes, et déjouer la vue univoque d’un but qui enferme notre regard et supprime les potentialités.
Attendre est-il devenu plus douloureux, plus effrayant qu’avant ?
Le verbe « arriver » est chargé en français d’un poids moral, poids de la réussite, s’établir, être stable… À l’origine il s’agissait de toucher la rive, d’aborder. Cela emmène mes pensées vers tous ceux qui n’ont pu aborder à notre rive européenne et qui se sont noyés…
Le temps ne s’arrête jamais ou n’avance pas, c’est comme on veut ; mais le mouvement de nos pensées, de nos organes, de notre respiration lui ne s’arrête jamais. Toucher au but, s’illusionner d’un point stable pour quelques instants… Ce que je trouve très complexe et magnifique c’est d’atterrir dans le présent ! C’est-à-dire de déployer de l’énergie pour reconnaître les coordonnées dans soi et dans le monde d’un moment particulier, unique, et d’y goûter pour ce qu’il contient de spécifique. Je fais de plus en plus l’expérience que les potentialités de notre vécu sont orientées par la perspective mentale que nous avons construite de notre situation. Il y a une part d’action qui se joue déjà dans la préfiguration du temps et de son contenu, il y a ainsi un bel espace de créativité dans la manière de formuler notre intentionnalité. »