Qui a peur des maîtres anciens ?

© Magali Dougados

L’affaire des « Émigrants » tombe à pic pour l’époque. Parmi les allégations, on entend que les privilèges de Krystian Lupa, sorte de terrain favorable pour méthodes « inadéquates », méritent d’être remis en ballotage. Contribution à un débat plus complexe qu’il n’y paraît, dans lequel les enjeux systémiques ont tendance à abîmer la réflexion.

Il faut bien avouer que les différents articles d’enquête parus sur le sujet n’ont pas eu grand-chose à révéler, si ce n’est qu’ils reproduisent le même partage des privilèges : les artistes ont droit de parole, mais les techniciens restent dans l’ombre. Rien ne sert, de toute façon, de remuer ad nauseam lesdits épiphénomènes avec l’espoir de les rendre plus pestilentiels encore : on était sur place pour partie, et même s’ils ne sont pas cautionnables, les conséquences sont disproportionnées et mettent le doigt sur des failles de production. Mais intéressons-nous plutôt à ce dont l’annulation serait le nom : un vieux metteur en scène blanc (dont on oubliera aussi bien la nationalité que l’orientation sexuelle afin qu’il représente l’ennemi idéal) devrait revoir ses méthodes autoritaires et remettre en question ses privilèges. À raison : chaque incident, ici comme ailleurs, est inexcusable, et il est de bon augure que la voix des techniciens puisse peser dans la balance. Alors quel modèle pour le supplanter ? Imaginons : d’abord, le respect obligatoire des limites de chacun à chaque instant, grâce auquel l’harmonie du processus devient au moins aussi importante que le spectacle qui en résulte ; avec en filigrane, l’idée que la réussite du premier entraîne naturellement celle du second. Ensuite, le dégonflement de l’individu qui, même metteur en scène, compte moins que le consensus collectif dont il est un maillon aussi unique que remplaçable. Est-ce là l’utopie du théâtre de demain ?

Revenons un temps à Krystian Lupa, pour qui l’utopie est justement un maître-mot. Le metteur en scène est d’une « autre génération », dit-on autant pour le défendre que pour l’accabler, mais il faut préciser : celle du communisme certes et, face à lui, de l’utopie globale rêvée par les années 1960, qui l’a tant fasciné… La même utopie qui, une dizaine d’années plus tard, est morte dans l’œuf du néo-libéralisme : c’est d’ailleurs le sujet d’« Imagine » (dont seul le texte nous est parvenu en France), un spectacle essentiel dans la carrière du metteur en scène, qui décrit son infinie déception face à ce projet de société, évidé et récupéré par le monde du business. À vrai dire, une bonne partie de son œuvre peut être lue à l’aune de ce choc : Lupa s’échine à construire des utopies que le capitalisme ne cesse d’écrouler, de « L’Autre Côté » d’Alfred Kubin jusqu’à la Factory de Warhol… Le metteur en scène est une sorte de romantique à la poursuite d’un rêve déchu, dont les utopies sont des survivances faufilées dans la gloire du capital. Pourquoi s’évertuer alors à ruminer sa désillusion ? Lors d’une interview parue dans nos pages l’hiver dernier, le metteur en scène expliquait que non seulement l’utopie, « condition humaine immanente et originelle » de l’homme, « est en nous », mais qui plus est, que le théâtre est « l’outil de cette utopie ». L’utopie est morte, vive l’utopie : Lupa a décidé de s’aventurer dans les ruines pour rallumer les cendres de l’espoir… La tâche, labyrinthique, presque inhumaine, magnifie la puissance du théâtre. Sous cet angle pourtant, n’est-il pas ironique qu’un infatigable chercheur d’avant-gardes sociétales soit incriminé sur ses méthodes soi-disant arriérées ? 

En effet, ce n’est pas la première fois que Krystian Lupa est taxé de gourou autoritaire, ou que les paroles des comédiens, recueillies par Agnieszka Zgieb dans « Les Acteurs et leur rêve » ou par Arielle Meyer MacLeod, sont assimilées à celles d’une secte menée par un ensorceleur en chef, dont seule l’équipe technique aurait eu la lucidité de se départir. Faut-il s’étonner que ces critiques reprennent en grande partie celles formulées vis-à-vis de certaines dérives des mouvements libertaires des années 1960, c’est-à-dire les mêmes que Lupa explore ? La chose prend une autre tournure ; car en leur temps, ces griefs ont surtout profité aux conservateurs néo-libéraux qui, les ayant eux-mêmes émises pour une bonne part, se sont réjouis de réduire au silence, entre deux charlatans, les meneurs d’un vaste mouvement altermondialiste et internationaliste. Qu’on le veuille ou non, l’annulation des « Émigrants » rejoue malgré elle une opposition idéologique historique : d’un côté, les partisans d’une utopie avant-gardiste parfois excessive ; de l’autre, ceux d’un ordre libéral pour qui les gourous et autres hurluberlus font figure de parasites de l’ancien temps. Modernisons un peu : d’un côté un metteur en scène à la fois héritier et victime des expériences-limites des années 1960, qui cherche à réactiver l’utopie par le théâtre ; de l’autre, des monolithes institutionnels, eux aussi héritiers et victimes d’une politique de mise aux enchères du pouvoir subversif de l’art, incapables de tolérer les rémanences de folie en leur sein. C’est pourquoi dans cette sombre affaire, il ne faut surtout pas positionner les techniciens face aux artistes – le système gagne toujours en liguant les travailleurs les uns contre les autres -, mais bel et bien envisager le conflit d’un point de vue idéologique : l’annulation est le fruit d’une opposition entre deux modèles de société, dépassant de loin Krystian Lupa et les techniciens, la Comédie de Genève et le Festival d’Avignon, qui n’en sont eux-mêmes que les symptômes. Les visages changent, et l’histoire toujours se rejoue.

En tout cas, l’exigence soi-disant éthique du respect des limites d’autrui, hissée face aux méthodes de Lupa et de sa bande d’adeptes, est peut-être plus fourbe qu’elle n’y paraît. Difficile d’ignorer à quel point l’époque capitalise sur l’imaginaire des fameuses sectes qu’elle prétend conjointement rejeter en bloc : il alimente si efficacement les théories du complot que mêmes les anticomplotistes, dont la passion pour le debunkage est devenue une louche croisade, ne peuvent s’empêcher de le mythifier. Probablement parce que derrière la fascination morbide que ces groupements politiques et artistiques exercent, ils promettent de réenchanter le monde que le capitalisme naissant avait commencé de vider de tout pouvoir d’émancipation bien avant les secousses politiques des années 1960 ; si bien que la catégorisation en secte s’est étendue à toute tentative d’échapper à l’aplanissement des consciences opéré par le nouvel ordre économique en marche. C’est sans dire que lesdits groupements visent spécifiquement à repousser les limites lénifiantes et coercitives du système qui les accable : on voit bien comment les compagnons du metteur en scène polonais revendiquent et défendent la beauté des états de tension et de friction que génère une recherche esthétique parfois dissensuelle visant à éloigner l’horizon des limites. Ainsi le théâtre de Lupa, qui cherche à agrandir le périmètre des corps et des esprits avec une conscience politique qui manquait probablement aux décennies le précédant, fait en réalité les frais, cinquante ans après, d’une mise au ban savamment conçue par ceux-là mêmes qui avaient dissous ses rêves d’enfant dans une solution de moraline.

De la même manière, l’injonction au consensus collectif au détriment de l’individu, deuxième mot d’ordre d’un nouveau modèle vertueux en apparence, est aussi le produit d’un désenchantement général du monde qui fait son beurre sur une recette décatie des Lumières, pour laquelle tout esprit est une sorte de forteresse sourde à la moindre intersubjectivité. En effet, les premiers à exiger le consensus sont les mêmes qui entretiennent à leur insu le mythe romantique du génie dont l’inspiration, outil grossier pour asservir son prochain, deviendrait une menace pour le bien-être social. À vrai dire, la remise en question de la « méthode Lupa » au nom d’un égotisme boursouflé est surtout le prétexte pour une récupération consumériste de la notion de collectif, qui a tout intérêt à étouffer la moindre conception interpersonnelle et spirituelle de la cognition. Car qui s’intéresse un tant soit peu à l’œuvre de Lupa aura compris que la perception solipsiste du génie n’est autre qu’un pur fantasme de la part d’adversaires politiques ignorant, par désintérêt ou par stratagème, l’héritage jungien du metteur en scène qui disqualifie toute individuation de l’inconscient et de l’inspiration artistique. Ici encore il s’agit de critiques semblables à celles qui opposèrent deux projets de société : l’une entend le collectif comme mise en circulation des corps et des esprits ; l’autre, comme leur morcellement et leur uniformisation. Probablement faut-il s’inquiéter que l’impératif du consensus soit devenu le prête-nom d’une destitution en règle des derniers « maîtres anciens », pour reprendre le titre d’un Thomas Bernhard, voire de la notion de maître elle-même qu’il reste, sous prétexte de progrès social, incapable d’imaginer autrement que comme un simple rapport de domination. On loue les metteurs en scène qui comparent le théâtre à un rituel à titre décoratif ; mais s’ils s’aventurent par-delà les convenances, en un claquement de doigts les voilà devenus d’affreux autoritaristes.

Par conséquent, blâmer Lupa d’une traite témoigne d’une vaste incompréhension de l’identité du metteur en scène, qui a le courage presque fou et certainement subversif d’assumer la radicalité inactuelle de ses méthodes ; quant à blâmer les techniciens, cela revient à ignorer la violence structurelle dont ils sont les premiers à souffrir. Quoi qu’il en soit, on ne s’étonne pas que, dans les conditions socio-économiques du monde théâtral, Lupa risque d’ébranler les instances qui « folklorisent » son talent : c’est le danger pour l’inadapté qui, se baignant dans l’air du temps, frise la noyade dans ses effluves. Voilà pourquoi, au tour de passe-passe cynique du Festival d’Avignon, on préfèrera toujours les miraculés qui scandalisent la bienséance de l’époque.