Arthur Miller est mis à l’honneur de cette nouvelle saison théâtrale montréalaise, à l’affiche du Théâtre du Rideau vert avec “La Mort d’un commis voyageur” et programmé au Théâtre du Nouveau Monde cette fin d’année avec “Vu du pont” dans une traduction inédite de Maryse Warda. La metteuse en scène Lorraine Pintal a dépêché une équipe de comédiens très appréciés du public dans une ambiance de film noir pour une soirée garantie « émotions fortes ». Pourtant, on a bien cherché, mais hier soir, l’émotion était aux abonnés absents.
« Vu du pont » concentre les thèmes de prédilection du dramaturge : le rêve américain, la famille comme tribu, le désir impossible, la culpabilité et surtout la peur ; la peur des autres mais surtout la peur de l’autorité, légale ou morale, celle qui déchire les âmes entre le bien et le mal. Eddie et Béa, immigrés italiens installés à New York, ont élevé leur nièce orpheline grâce au dur labeur du patriarche sur les quais de Brooklyn et espèrent un bel avenir pour la jeune fille qui aura bientôt dix-huit ans.
L’équilibre tranquille de ce trio clanique va être mis à rude épreuve par l’arrivée de deux cousins de Béa entrés illégalement dans le pays le soir même où Catherine annonce qu’elle va désormais gagner sa vie, et son indépendance avec. D’abord ravi d’offrir l’asile aux cousins de sa femme qui ont bravé l’Atlantique pour venir profiter de la prospérité économique des États-Unis d’après-guerre, Eddie perd sa bonhomie quand il réalise que sa jolie Cat est en train de tomber pour le plus jeune d’entre eux, le fringuant Rodolpho. On comprend que l’amour qu’Eddie voue à sa nièce est loin d’être paternel. La catastrophe se profile à l’horizon.
Tous les éléments de la tragédie sont bien en place dans le texte de Miller mais Pintal a souhaité ajouter une bonne louche de pathos en plongeant les personnages dans un décor grisâtre triste comme la pierre écrasé par une immense façade d’édifice, froide et lisse, symbole des institutions américaines et de leur emprise sur les citoyens. Les répliques s’enfilent, mécaniquement, comme sur du papier à musique. L’intrigue s’installe en longueur, alourdie par une direction d’acteurs au premier degré qui ne nous donne pas l’occasion de profiter de la profondeur du propos.
La mise en scène, d’un classicisme entendu, déploie des artifices grossiers pour venir chercher la larme dans l’oeil du public. Intermèdes musicaux où pleurent piano et violons, sanglots feints et cris déchirants donnent au drame des allures de soap opera à la sauce Corleone. La lecture du texte de Miller se révèle incroyablement superficielle et passe à côté de toute l’intelligence de l’écriture, en ce qu’elle ne cesse de dévoiler entre les lignes les désirs indicibles de personnages profondément humains, capables du pire comme du meilleur.
Cette complexité des personnages est effacée par des traits épais, cantonnant chacun d’entre eux dans un rôle stéréotypé très peu subtil. L’exemple le plus frappant, qui ruine toute possibilité d’empathie de la part du public, est celui du personnage d’Eddie Carbone, interprété ici par François Papineau. Le bonhomme est bourru, fier et sanguin, exigeant de sa femme et de sa nièce une totale dévotion. Sa relation à la jeune Catherine est dépeinte sous un aspect libidineux et il est bien difficile de trouver une quelconque excuse au désir malsain qu’il éprouve pour elle.
Ainsi, en présentant Eddie comme un être égoïste en proie à des pulsions incestueuses, Lorraine Pintal rend impossible tout attachement au personnage. Là où le spectateur devrait entrer dans un examen de conscience, déchiré entre la sympathie qu’il éprouve pour ce brave anti-héros et la répulsion que lui inspire cet « amour » interdit, comme l’avait réussi Ivo Van Hove en 2015, il ne voit finalement que justice dans le sort funeste qui attend Eddie.
Si l’oeuvre d’Arthur Miller est fortement ancrée dans un contexte politique daté, elle n’en reste pas moins pétrie de tout ce que l’humanité a de plus monstrueux, de paradoxal et d’insondable. Proposer une énième création de « Vu du pont » doit donc trouver son intérêt dans la portée cathartique du théâtre, dans une lecture actualisée et pertinente des démons qui nous dévorent. La proposition de Lorraine Pintal, en se concentrant sur l’intrigue et l’esthétique des années cinquante, ne fait donc qu’enfoncer des portes ouvertes.