Dette et spéculation

Business in Venice

© Christophe Raynaud de Lage

Dans un prologue jubilatoire, le clown avoue qu’il n’est qu’un clown. Mécontent de son maigre cachet, il fait la manche auprès du public, s’excusant des pauvres moyens du théâtre pour représenter le monde et par là même démontre une fois de plus la puissance incroyable de la scène, celle de pouvoir faire tout exister par le miracle de la représentation.

C’est ainsi que Jacques Vincey aborde ce « Marchand de Venise », de la façon le plus honnête et sincère possible. Car un texte du répertoire, c’est un astre éteint dont la lumière continue à nous parvenir. Il faut reboucher les crevasses laissées par l’érosion de l’histoire. Le geste de l’adaptation est incontournable, c’est celui de chercher dans l’œuvre la substance qui brille encore aujourd’hui et d’y apporter notre combustible actuel pour relancer le feu. Ce geste, c’est Vanasay Khamphommala qui le signe très justement, en rebaptisant la pièce « Business in Venice » et en faisant le focus sur l’évolution du monde des affaires. Shylock et Antonio s’affrontent dans la cité des Doges, et s’affrontent ainsi avec eux deux visions du monde, deux Testaments, l’Ancien et le Nouveau : la dette et la spéculation. Les ressources s’entassent dans la supérette de l’un, ou bien traversent les océans sur les bateaux de l’autre, richesses en puissance soumises aux risques du naufrage. Économie réelle et dématérialisée.

La loi organise l’échange, la justice le sécurise. Car dans « Business in Venice », la monnaie d’échange est tout autant la violence que l’argent : dans le gage d’une livre de chair demandé par Shylock évidemment, mais aussi dans l’OPA que fait Antonio sur la vie sentimentale du jeune Bassanio. Même si le prêt est sans intérêt, celui-ci contracte une dette affective qui le contraint à renoncer à son alliance et à hypothéquer son mariage. L’amour est aussi devenu un jeu de conjectures. Très juste usage de la vidéo et des codes du jeu télévisé quand, pour toucher le jackpot, il faut choisir le bon coffre, comme on trouve le juste prix. Mais une justice aveugle peut être aussi violente que l’état de non-droit. C’est ce que défend remarquablement la troupe du Théâtre Olympia et Jacques Vincey lui-même, engageant sa personne sur le plateau pour jouer Shylock, une mise en tension entre la morale, la justice et la paix sociale. À l’instar de Lehman Brothers, too big to fail, Antonio ne peut pas couler, et ses navires non plus. Le juif, pour réparer symboliquement toutes les humiliations qu’il a endurées, réclame le respect du contrat, même si sa contrepartie est inhumaine.

C’est la faille dans la loi qui sauve Antonio, l’injustice dans la justice. Et comme souvent chez Shakespeare, le subterfuge qui permet le triomphe de la morale est le travestissement, comme si les moyens du réel ne suffisaient pas. En observant l’astre shakespearien, « Business in Venice » met en lumière les fondements de nos démocraties libérales : la représentation comme valeur supérieure à la réalité, le carnaval comme contrat social.