© Simon Gosselin

K.Dick a le vent en poupe en ce début de saison. Si, chez Strecker, le futur toquait maladroitement à la porte d’un « contemporain augmenté » peu probant, Tiphaine Raffier, de son côté, empoigne avec force une science-fiction philosophique comme on n’en voit (presque) jamais au théâtre. 

La science-fiction se laisse rarement approcher par les metteurs en scène ; mais Tiphaine Raffier maîtrise habilement les codes pléthoriques de l’exercice. Orwell (et d’autres avant lui) n’a-t-il pas enseigné que toute bonne dystopie s’exerce d’abord par la langue ? En praticienne rigoureuse, la jeune dramaturge-metteur en scène nous abreuve donc de néologismes et de syntagmes obscurs : le « Démémoriel » (qui permet aux humains de « décharger leurs souvenirs ») la « Neuvième Révolution Scopique » ou la super-entreprise « Recall Them Corp »… Sans oublier les mots profanes : le terme « fantôme » que le titre ose courageusement arborer. Mais le spectateur de science-fiction est avant tout tenu en haleine par un bon pitch — et dans la société futuriste de Raffier, il se trouve que la mort a pu être congédiée pour le bien de l’humanité (dont la résonance eugéniste n’est pas sans rappeler Huxley ou Gattaca). Les souvenirs des hommes, qui peuvent à présent être quotidiennement transférés dans des bases de données électroniques enfouies sous les mers, permettent de rappeler les défunts sous une nouvelle enveloppe. Raffier brasse énormément de références : on pense surtout à Children Of Men, puisque les « Pro-Death » qui n’acceptent pas l’immortalité ressemblent énormément aux Poissons – notamment par leur aspect biblique. Les gimmicks science-fictionnels sont partout, dans un univers au schéma actantiel ambigu fracassant dialectiquement la grande Histoire avec les petits combats de l’homme : l’antagoniste néo-libéral est également le sauveur de l’humanité ; les protagonistes se découvrent eux-mêmes en se rebellant contre l’ordre social, etc. Résultat : on voudrait revenir voir le spectacle une seconde fois pour tout comprendre — comme on le fait avec un bon film du genre.

Mais jusque là au fond, rien de nouveau : le thème est abordé au cinéma. L’intérêt du spectacle réside dans le traitement que Raffier réserve au visage et à son image. En effet, sous la « Neuvième Révolution Scopique », puisque les morts sont rappelés dans d’autres corps, toute représentation du visage a été interdite : photos, dessins, peintures… Pas vraiment canonique du genre science-fictionnel, qui a l’habitude de saturer son public d’images fluos et stroboscopiques. Ainsi, lorsqu’un mort est rappelé grâce à la super-entreprise « Recall Them Corp », son visage est effacé des souvenirs de l’être aimé afin d’éviter toute souffrance. C’est ce qui arrive à Véronique après le décès de son mari dans un attentat « Pro-Death » : elle le rappelle sous une autre enveloppe en acceptant d’oublier son visage. De la sorte, les visages à l’écran sont remplacés par un bruit télévisuel, par un fond vert ou encore un paysage… Un masque du futur ? « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité — c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai » écrit L’Ecclésiaste – formule que Baudrillard place en exergue de Simulacres et simulation. Le remplissage des visages fait-il écho au vide de l’être ? Car il s’agit ni plus ni moins d’une fable lévinassienne que Raffier met en scène : comment reconnaître l’autre sans le regarder ? Comment se reconnaître soi-même sans le visage d’autrui ?

Malheureusement, la forme scénique déçoit autant que la manne dramaturgique et philosophique ravit. Elle n’aura que le mérite de marquer d’une pierre la « gosselinisation » du théâtre (à savoir que Raffier a joué pour Gosselin dans Les Particules Élémentaires) : musiques épiques, scénographie ultra-mobile, écran omniprésent où se côtoient pubs, films en direct et commentaires dramatiques (qui ne sont autres que la voix de l’auteur) fumée lourde à gogo (exemplaire de la SF industrielle des années 1980-90), lumières spectaculaires – le tout noyé dans une atmosphère mi-réaliste mi-fantastique (les premières scènes dans un intérieur très Au théâtre ce soir) plagiée à la mauvaise SF (les dialogues décoratifs et les quelques incohérences) mais émaillée de trouvailles poétiques (les magnifiques séquences des sculptures en clair-obscur ou de la découverte des visages avec le mémoscope défaillant). Si le tout donne chez Raffier une mixture douce-amère partagée entre réflexion concrète sur l’identité (il y a quelque chose d’Amann dans son travail) et blockbuster intello, le souci du « syndrome Gosselin » reste qu’il peine à faire théâtre. Qu’est-ce que vole le théâtre dans le genre visuel de la science-fiction ? Des passages narrativo-poétiques très faibles (de toute manière, la musique couvre la voix de l’actrice) ou pire, du didactisme (l’exécrable conférence où l’on introduit pendant vingt minutes l’univers fictionnel)… Certes, on sent beaucoup de bonnes intuitions, notamment avec le brillant motif du rejeu, lorsqu’Isabelle s’enfonce dans ses souvenirs et que les personnages du passé viennent habiter la scène. Mais même le motif central – le fameux visage – n’est convaincant qu’à l’écran (que sont ces horribles foulards sur les têtes des acteurs, sinon des parodies de Magritte ?) Le texte aurait-il donc oublié son support ? En tout cas le fond, pourtant prometteur, aura raté sa dissolution dans la forme – à l’inverse absolu du simulacre.