Sur un plateau totalement recouvert de projections animées d’œuvres de Van Gogh, et habité par un accompagnement électro live permanent, Thierry Jolivet, au centre de la scène, récite le (beau) texte de Pierre Michon avec solennité et gravité excessive. L’ensemble, statique et long, peine à faire jaillir la poésie lyrique des mots de l’auteur.
En 1988, l’écrivain Pierre Michon faisait “revivre” dans un roman ce postier inconnu de la région d’Arles, Joseph Roulin, facteur à la barbe fleurie et à la vie simple que Van Gogh, alors décidé à capter la lumière provençale, fréquenta pendant de longs mois à la fin du 19e siècle. Au point de devenir suffisamment proches pour que le peintre hollandais en fasse plusieurs portraits. Autour de la vie de Jospeh Roulin, de ses liens et rencontres avec le peintre, de sa vie de quidam heurtée plus tard aux questions du marché de l’art, Michon interroge le beau, l’artiste, la notoriété, la bascule d’un objet sans valeur à celui d’une œuvre inestimable, les glissements parfois incontrôlés de l’inconnu au mythe, ou l’art confronté au capital et à la marchandisation. Le roman de Pierre Michon, “Vie de Joseph Roulin”, construit sur des faits biographiques mêlés à du récit imaginé ou supposé (comme l’auteur le fit également pour “Rimbaud le fils” ou “Les Onze”) fait éclater les mots dans un style poétique et lyrique qui élève la biographie au rang des narrations de l’épique-intime : les formules, la syntaxe, les mots eux-mêmes, enchevêtrés les uns aux autres dans une musicalité sublime, transcendent la simple question du récit biographique.
Qu’en fait Thierry Jolivet, sans doute séduit par cette musicalité du texte, et par la question du beau et de la valeur telle que la soulève Michon : “Qui dira ce qui est beau, et en raison de cela parmi les hommes vaut cher ou ne vaut rien ?” Une longue pièce de presque 2 h, une récitation immobile, où l’artiste déclame au centre de la scène les mots de Michon sans rendre audible leur mélodie lyrique. Sur-appuyé par la musique électro de ses deux compères, Jean-Baptiste Cognet et Yann Sandeau, présents sur scène en retrait, le lyrisme du texte s’efface dans une mise musique encore plus lyrique que lui, clôturant ou accompagnant les chapitres dans de longs accords particulièrement sonores. Lyrisme et poésie du texte aussi écrasés par la mise en images un peu trop grossière : sur le sol, sur le mur à cour comme sur le mur à jardin, et sur la paroi en fond de scène, donnant l’effet d’une boite où sont immergés les artistes (la symboliques est un peu pesante), sont projetés des vidéos animées d’œuvres de Van Gogh ou de détails d’œuvres… Visualisez la nuit étoilée qui fait naviguer ses étoiles et les rayons des soleils éblouissants des tableaux du peintre hollandais s’agiter sur les murs comme des flammes. On aurait, idéalement, espéré moins tape à l’œil. Récemment, Clothilde Hesme, avec Fabien Gorgeart, récitait le texte d’Emmanuèle Bernheim, “Stallone”, avec une toute autre dimension : l’oralité, l’incarnation, le lien ou la connivence créée entre le sujet et le public brisaient la monotonie et la distance qui peuvent, intrinsèquement, naître de la lecture face public d’une œuvre littéraire dans le texte. Ce que fait Thierry Jolivet inversement -avec toutefois un immense amour et un immense respect pour le texte, impossible à ne pas percevoir – éloigne le public du texte et brouille la rencontre attendue : sa posture centrale et immobile, sa voix grave et solennelle, marquent cette distance qui empêche la rencontre avec ce facteur, Joseph Roulin, et ce Vincent Van Gogh loin de sa célébrité posthume, au bord de la folie. Une soirée entre show musical “son et lumière” et seul en scène littéraire, où l’on peut saisir, ici où là, quelques fulgurances littéraires de Pierre Michon.