Regarder devant la vitre, derrière la vitre, et puis la vitre elle-même

La Disparition du paysage

(c) Aglae Bory

Malevitch l’avait déjà montré : l’art, le beau, ça n’est rien de plus qu’un carré noir sur fond blanc. Du spectacle d’Aurélien Bory, on retiendra surtout les modulations hypnotiques de son carré blanc sur fond noir. Sur la scène spectrale des Bouffes du Nord, un écran aux dimensions variables étire ses lignes, s’agrandit, se rétracte, évolue en rectangle. Il est rétro-éclairé avec plus ou moins d’intensité, prend parfois des nuances de ciel, se trouble. Cette forme à angles droits est vraisemblablement une vitre séparant le dehors du dedans. Parle-t-on encore de fenêtre lorsqu’elle semble n’ouvrir sur aucun paysage ? Devant, un homme immobile raconte ses derniers instants : victime d’un attentat, sa mémoire troublée, il restitue ses dernières sensations avant déflagration. Depuis sa chambre d’Ostende, où l’environnement est réduit au néant, il se livre à l’observation minutieuse de ce qui l’entoure. Face à lui s’élèvent des travaux qui vont, progressivement, venir opacifier cette fenêtre déjà condamnée. D’une voix grave, Podalydès incarne cet homme sans qualité, vêtu d’un imperméable, déroulant le monologue d’un être en suspens. Un fauteuil roulant l’accompagne.

Sans doute le souvenir traumatisé est-il aussi obsessionnel ; hélas. Le texte de Toussaint contient tous les poncifs de l’écriture d’un réel en décomposition : l’inventaire des microphénomènes à portée de main (gouttes d’eau qui font ploc, état du téléphone, lignes de la main), dont le recensement obsédant entend manifester la désubjectivation du sujet, sa dévoration par le trauma, proportionnelle à l’attention donnée à la qualité du papier peint (par exemple). La politesse voudrait que, lorsqu’on n’a rien à dire, on n’en fasse pas le récit, plutôt que de se livrer à l’analyse clinique, dans une veine Minuit, de tout ce qui se trouve sur sa table de nuit. Reste une scénographie intéressante, grâce à la dilatation du rectangle, à de très beaux effets de lumières qui suggèrent des visions d’outre-mort. Où se trouve exactement ce protagoniste ? Peut-être déjà mort, peut-être dans ses derniers instants. Si dans le détail, le texte ennuie, on finit à la longue par épouser l’état de torpeur éberluée du narrateur, la scénographie inquiétante, diminuant la lumière au fur et à mesure, produisant une vision convaincante de ce que pourrait être la dernière image avant de mourir – un carré qui rétrécit, CQFD.