Éloge de la parole

Le Méridien

(c) Jean-Louis Fernandez

(c) Jean-Louis Fernandez

L’enjeu était immense : incarner la pensée de Celan sur une scène. Représenter le jeu des nombres – celui des guématriciens de la kabbale –, qui constituent comme l’avait pressenti Pythagore l’architecture secrète du cosmos. « Le Nombre est un témoin intellectuel qui n’appartient qu’à l’homme, et par lequel il peut arriver à la connaissance de la Parole », rappelle Balzac dans « Louis Lambert ». C’est que le 20 janvier 1942, date pivot du texte de Celan, et au-delà du texte de son œuvre entière, est la date de la Solution finale. C’est le point de convergence, en provenance du passé comme du futur, de toute sa poésie. On relira le texte essentiel de Derrida sur Celan qui définit les dates comme un schibboleth, un repère de mémoire incommunicable à ceux qui ne le possèdent pas.

Ce rapport intime aux nombres passe d’abord par la dualité, représentée ici par un jeu de dédoublement Bouchaud/Celan, Bouchaud/Lenz, et Lenz/personnage de Büchner/Lenz historique. Mais aussi par le titre même du discours : le « méridien » est ce qui relie deux pôles, deux principes de polarité. On retrouve cette opposition dans le poème de la « Fugue de la mort », incrusté dans le texte du discours, entre l’aryenne « Margarete aux cheveux d’or » et la juive « Sulamite ». Cette dernière est directement issue du « Cantique des cantiques », dont elle est l’héroïne, en passant par l’œil de Gustave Moreau ; les gardes qui la saisissent sont les précurseurs des soldats nazis. Or, le nom de « Sulamite » vient d’une féminisation de la racine SCHLM, le double femelle de Salomon, bâtisseur du premier temple de Jérusalem. C’est aussi le SCHLM de shalom, la paix vs la guerre du « Maître allemand ». La Sulamite, c’est peut-être aussi Charlotte Salomon, dont l’œuvre picturale prolifique, à la même époque, appuie la volonté de Celan, face à l’horreur et à la souffrance, de parler plutôt que de se taire, et pose la question fondamentale : « Leben ? oder Theater ? »

Car transparaît en filigrane l’opposition entre Celan et Adorno, duel sur la possibilité de la poésie après la Shoah. Pour Celan, il faut parler, peut-être parce que, comme disait Levinas, « le silence de Dieu est impardonnable ». Mais la parole chez Celan est d’abord contre-parole : c’est une œuvre apophatique, une poésie qui s’exprime contre le néant, l’absence de poésie. « Shouvi, shouvi, ha-Shoulammit, shouvi, shouvi », dit le « Cantique », en un appel à ce qui a disparu. Question fondamentale liée au déracinement, thématique indispensable de l’exil juif. Et l’absence telle que la définit Derrida, pour qui elle est la seule condition de toute écriture et de toute création. « Vive le roi », ultime parole de Lucile Desmoulins avant d’être décapitée, occupe une bonne partie de la pièce ; elle fait écho à ce « parler plutôt que se taire ». « Dans le Rien – qui se tient là ? Le Roi », écrit Celan dans « La Rose de personne ». « Vive le Roi » est un adieu littéral !

Bouchaud explore cette caisse de résonance des lettres et des nombres. Il parvient à rendre organique et vibrant un texte antithéâtral, ardu, truffé de jeux d’échos littéraires, dans lequel la réalité n’est jamais immédiate : ici une citation de Malebranche par Walter Benjamin dans un essai sur Kafka ; là une allusion à Pascal par Chestov… On assiste à la représentation scénique du commentaire sur le commentaire, spécialité des rabbins talmudiques. La mise en scène de Didry, sobre, précise, subtile, évoque avec grâce cette « tempête de particules de langage » dont parle Celan, figurée par la poussière de craie. Car Bouchaud, comédien immense, prodigieux passeur de mots, incarne ici la Parole et la rend vivante. Il convie le spectateur au « retournement du souffle ».