Avec Jérôme Bel, tout devient possible (et cette fois-ci c’est vrai !)

Gala

Le papier de Rick Panegy ci-dessus est infâme. Je ne l’ai pas lu mais j’en suis certain parce que je sais qu’il n’a pas aimé Gala. Et puis je sais qu'il a la fâcheuse tendance d’avoir tort, alors que j'ai bien souvent raison. Mais Rick est un ami, et on pardonne tout aux amis; n'est-ce pas?

(c) Vincent PONTET

(c) Vincent PONTET

Si contrairement à moi votre innocente méconnaissance du personnage vous a fait lire ses inepties, ne vous inquiétez pas. La situation est grave mais pas désespérée. Alors inspirez, expirez, et ouvrez bien vos chakras… Voilà, comme cela… Et maintenant, oubliez tout. Oubliez tous vos tracas quotidiens et suivez-moi. En route vers la Vérité…

D’abord, « Gala », c’est un espace. Un bel espace vide comme le préconise Peter Brook, où tout reste à construire et où la scène est avant tout pensée pour faire du théâtre ce lieu qui nous « libère de nos contraintes quotidiennes », comme le disait Artaud. Sans la lourdeur des artefacts de notre aujourd’hui déconnecté, le « Gala » de Jérôme Bel nous réconcilie chaque soir un peu plus avec la réalité ontologique de nos vies, pour ne pas dire avec la vérité. Un espace vide, donc, mais plein de la duplicité du blanc de cette scène sur laquelle le théâtre et l’homme sont à la fois prêts à s’écrire et à s’effacer. Ce blanc qui recouvre et découvre en même temps, qui fait que tout peut encore advenir et qu’enfin convergent dans le présent de la représentation notre passé nostalgique et le futur de tous les possibles.

De cette blancheur immaculée dont Herman Melville disait qu’elle « rehausse infiniment de sa délicatesse la beauté de bien des choses […], mais qu’elle précipite l’âme à de plus grandes épouvantes que la pourpre effrayante du sang », Jérôme Bel tire le meilleur. Et le meilleur, c’est nous. C’est l’homme-individu perdu dans ce fatras de normes et d’envies. L’homme, seule exception noyée au cœur de la rigidité grammaticale des règles et des mots dont il est pourtant le savant créateur. Dieux de cette œuvre, les mots assassins inscrits sur une pancarte en front de scène sont le carcan des vies de ces acteurs-performers… Carcan morbide dont le non-chorégraphe français semble être le seul à connaître le moyen de s’extraire. Parce que oui, « Gala » n’est pas un spectacle de danse : c’est la démonstration de la capacité qu’ont les arts et cette chorégraphie imparfaite de nous libérer de nos chaînes et des constructions du monde.

Mieux ! Alors que sa scénographie serait peu de chose sans l’audace passée du grand Peter Brook – « L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau » est souvent cité comme source d’inspiration –, « Gala » est aussi la pièce par laquelle le chorégraphe s’offre le luxe de donner tort au théoricien de l’espace vide. À celui-ci, qui affirmait que « quand le théâtre parvient à refléter une vérité propre à une société, il exprime plus le désir de changer que la croyance en un changement possible », Bel répond par sa pièce qu’il n’en est rien. Car oui, comme Rick Panegy, Peter Brook se trompe : vous sortirez de cette soirée le cœur léger de la certitude qu’il est encore possible de changer le monde et notre perception du réel. C’est possible grâce aux arts, grâce au théâtre, et désormais grâce à la danse de Jérôme Bel.