À l’est du nouveau

Antigone

© Christophe Raynaud de Lage

Un bassin d’eau noire, comme un miroir. Des figures hiératiques et majestueuses, éclairées de photophores,  s’y déplacent lentement en costumes blancs. Costumes blancs sur lesquels, comme un surplis, un voile de tulle de la même couleur semble danser.

En fond de scène des musiciens jouent avec maestria des percussions et autres instruments aux accents nippons. Présence hypnotique de la musique. Musique qui ne nous quittera plus. On sent, pour notre plus grand bonheur, que l’on va doucement, merveilleusement, irrémédiablement perdre pied. Alors, sans être un helléniste de compèt’, on se raccroche à ce que l’on sait : Thèbes, Créon, sa nièce Antigone, fille de Jocaste et d’Œdipe (ce fameux Œdipe que nous traînons comme un boulet depuis papa Sigmund).  Antigone l’irréductible Antigone, qui veut contre les lois de la cité, enterrer Polynice, parce qu’il n’a pas eu droit, comme son autre frère à une sépulture. Une histoire vieille comme le théâtre, ou presque. Ça tombe bien. Arrivent (on serait tenté de dire au pas de charge) d’autres interprètes, qui en français s’il vous plaît, sur le rebord de ce bassin, nous racontent, en gros, ce qui va advenir. C’est drôle, enlevé. On pense fugitivement — image ici quelque peu incongrue, voire sacrilège — à des comédiens de stand-up. Qui nous souhaitent une bonne soirée. La lumière baisse doucement. Que la magie commence !

Comme on s’est un peu rencardé avant — les lecteurs d’I/O sont exigeants et des confrères obligeants (qui eux ont eu la chance d’aller dans l’empire du soleil levant), nous y ont aidé dans des articles documentés (qu’ils soient ici remerciés !) ;  on sait que tous les personnages sont dédoublés. Il y a le texte, et l’expression que ce texte provoque, expression jouée par un autre comédien. Pour parfaire ce dispositif, ces acteurs muets projettent leurs ombres, gigantesques, grotesques, inquiétantes, sur le mur grandiose du Palais des Papes. Les ombres de  Kagemusha et de Kurosawa flottent sur les eaux du Styx et de l’Achéron. Cela ajoute à l’étrangeté, étrangeté certes familière mais étrangeté tout de même, d’un texte — et quel texte ! — vieux de plus de deux mille cinq cents ans. Et il n’y a pas besoin d’être un exégète du wayang kulit, du ji-utai et autre shite pour se laisser emporter — transporter serait plus juste — dans ses eaux territoriales japonaises. Et même un peu plus loin.

Comment ne pas être troublé par cette saisissante Antigone qui, je cite ici le metteur en scène Satoshi Miyagi, « propose au gouverneur Créon, un grand principe qui devrait gouverner le monde entier, celui d’aimer les êtres humains ». Alors que, je cite toujours le metteur en scène, « depuis quelques années, et surtout depuis un an, la ségrégation du monde s’est approfondie de manière catastrophique ». Le bouddhisme japonais transcendait ce soir les mythes grecs dans l’espace — très chrétien — de la Cour d’Honneur. Les spectateurs qui étaient ce 6 juillet à cette première ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Tous étaient debout au terme d’un spectacle qui restera, j’en prends le pari, comme un moment de grâce de ce cru 2017. Plaisent aux dieux, et aux papes, que le festival d’Avignon continue sur cette lancée !