Critique réalisée par Daphné Liégeois dans le cadre du programme Young Art Reporters du Kunstenfestivaldesarts 2017.

Marlene Monteiro Freitas propose sa vision des « Bacchantes » d’Euripide dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles. Une performance vivifiante, claironnante et dansante, entre maîtrise et exubérance.

Peut-on rester indifférent à l’univers bigarré, virtuose et pulsé de Marlene Monteiro Freitas ? Sur scène, huit danseurs et cinq trompettistes prêtent corps à sa vision des compagnes dionysiaques, délaissant l’image traditionnelle que nous avons des Bacchantes antiques. La fête collective orchestrée par la chorégraphe capverdienne va puiser au-delà de nos aspirations référentielles – pas de raisin ou de lyre sur scène – et de sens : elle nous convie à un lâcher-prise contagieux où la joie l’emporte sur l’angoisse.

Délaissant la narration euripidienne, la chorégraphe explore les possibilités d’un grand domino associatif de séquences qu’elle développe puis casse, dans un ballet d’images frappantes : les objets (pupitre ou fusil, canne, machine à écrire ? tuyau d’arrosage ou cor de chasse, stéthoscope ?), les corps (masculin ? féminin ? homme ou animal ? fonctionnaire ou libertaire ?), leurs statuts (danseurs ? musiciens ? les deux ?) sont montrés et sortis de leur contexte pour être détournés encore et encore.

L’approche de Marlene Monteiro Freitas dégage une grande liberté de création, un décalage assumé, une audace des paradoxes, loin des tabous habituels, mais sans jamais verser dans la performance choc gratuite, axée autour des complémentaires dionysiaques et apolliniennes. L’abstraction jubilatoire des mouvements ritualisés permet au public de se joindre à la danse non en l’intellectualisant mais en ressentant l’intensité vibratoire des corps. Qu’on soit initié ou pas à ses nombreuses références issues de musiques et chorégraphies célèbres, ici Béjart et son « Boléro » ou de codes de jeu très précis, comme le burlesque, la dynamique nous contamine. Les musiques puissantes aux basses rythmées, soutenues ou entièrement créées par les cinq trompettistes appuient les images fortes. L’ensemble s’impose à nous et provoque l’adhésion ou la répulsion immédiate aux Bacantes.

Pour autant, Monteiro Freitas ne prend pas le raccourci de la transe. Fidèle à sa pratique artistique souvent aseptisée et réellement plastique, la chorégraphe choisit de ne pas incarner l’hubris, la démesure des bacchanales. Ses bacchantes sont mécaniques, asexuées, elles portent des uniformes de travail stricts : salopette, gants, bonnets, qui camouflent les individus qui s’adonnent aux tâches rituelles, exécutées avec maestria y compris dans l’extrême énergie, jusqu’à ce qu’un bonnet tombe et qu’on découvre Monteiro Freitas échevelée et humaine après tout, dans son uniforme. La débauche chaotique traditionnellement associée aux compagnes ivres de Dionysos est remplacée par un joyeux bordel organisé, un cocktail qui dynamise mais ne grise pas complètement.

Ces personnages grimés à la démarche d’automate et aux grimaces grotesques n’ont rien d’hystérique ou de cruel. Les performeurs ne provoquent le public qu’à quelques rares occasions et encore bien sagement. Le quatrième mur existe et résiste aux incursions plus osées, comme le twerking sauvage d’un des danseurs à l’avant-scène. L’écart se creuse entre les performeurs mouvants et les spectateurs passifs aux jambes parcourues de démangeaisons rythmiques qui battent tant qu’elles peuvent la mesure du beat effréné sur le sol branlant des gradins des Halles de Schaerbeek.

Le point d’orgue de cette symphonie organisée est la surprenante vidéo d’un accouchement sans aucune médicalisation : une femme met simplement au monde son enfant. Juste retour à la « Naissance de la tragédie » de Nietzsche, réinventeur du concept des Bacchantes, comme un cordon ombilical entre Dionysos, le dithyrambe des origines obscures, les Bacchantes fardées et stérilisées de Monteiro Freitas et les spectateurs, humains mis à l’épreuve cathartique de la performance.

En dépit de l’absence d’orgie concrète, les Bacantes de Marlene Monteiro Freitas nous happent dans leur ronde minutieuse, aimants à l’attraction aussi irrésistible que le rythme hypnotique du « Boléro » de Ravel qui clôt ce spectacle en apothéose énergisante.