Chair à concept

Borrowed Splendour

Si le Nouveau Roman et le Dogme95 accouchaient d’un rejeton théâtral, ça donnerait probablement ceci : un spectacle-performance à l’austérité formelle revendiquée, tant du point de vue du texte que de la mise en scène (c’est déjà trop d’en évoquer une), dans lequel trois personnes acceptent chaque soir de jouer le jeu de la découverte du texte et de son interprétation simultanée. Deux hommes, une femme, une table, des cigarettes, autant de combinaisons possibles sur fond de plateau nu et de gestes mécaniques. On pense au poème de Prévert « Déjeuner du matin », dans lequel prendre sa tête dans ses mains pour pleurer se perd dans la neutralité d’un geste utilitaire. Pas de larmes ici mais des regards échangés/évités, des mouvements de buste, des haussements de sourcils : le dispositif est behavioriste en diable, comme si se déroulait devant nous un exemplaire du grand répertoire des attitudes possibles. À travers la tentative d’épuisement d’un jeu de séduction entre Irina, Emil et Julian, on assiste à l’examen clinique d’un rapport de forces. Ces trois-là pourraient se battre ou faire l’amour sans qu’aucun de leurs mouvements ne se charge de plus d’affects que lorsqu’il s’agit d’allumer une cigarette. Leur existence semble réduite à une litanie de didascalies. La splendeur n’est qu’« empruntée » lorsque les gestes ne sont pas vraiment les nôtres, lorsqu’on les exécute sans y mettre beaucoup de soi. L’action peut-elle se passer de l’être ? La question nous est posée. Le dispositif scénique – son absence revendiquée – prend tellement de place qu’on a, au départ, un peu peur (lassitude d’un art obsédé par l’idée). Puis on finit par l’admettre : les prescriptions qui gouvernent l’action des personnages sont les nôtres (nous nous croyons libres mais…), ça donne envie de (re)lire Spinoza, c’est absurde et on rit jaune, tout plein de notre orgueil bafoué.

Parfois la vie prend le relais sur le mécanisme, et on est témoin, le temps d’un instant, de la surprise qui traverse les protagonistes, en proie au même constat mais veillant à le dissimuler sous le sérieux avec lequel ils interprètent leur personnage. Et le dispositif squelettique prend son sens, le dénuement symbolique très dogvillien devient une invitation au détail. Monotonie, prévisibilité, variations infimes : il faut surtout veiller à ces dernières. L’improvisation peut commencer lorsqu’on dépasse les règles, à condition de les avoir incorporées. Mise en abîme du processus théâtral lui-même – un metteur en scène qui dit quoi faire à ses acteurs – comme de la vie elle-même : une conscience qui nous dit quoi être ou quoi jouer. On est mis devant notre mauvaise foi familière : chacun est à sa place en jouant son propre rôle, la femme joue à la coquette, etc. C’est le despotisme doux de ceux qui s’absentent d’eux-mêmes sans même s’en rendre compte, le confort de la règle – abandon à bas prix. La liberté et l’invention démarrent lorsque la règle s’épuise. L’imagination est alors inversement proportionnelle à la réalité (fut-elle elle-même « jouée »). Foisonner devant l’austérité formelle. Un pacte s’opère avec le spectateur : ce que vous allez voir, il faut le prolonger par des visions. Mise à disposition d’une situation, de personnages, d’un texte qui les agence. Il nous revient d’élaborer le reste.