La vie d’Alex

Resaca

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« Quand on a commencé à travailler sur ce nouveau spectacle, on avait l’intention de faire un laboratoire sur l’amour liquide […] ou l’amour au temps de Facebook, ou le sexe au temps de Tinder », nous raconte Fran, tout seul à l’avant-scène.

Des projections soulignant les concepts principaux de son récit accompagnent ce monologue presque quotidien, pédagogique par moments, qui nous fait part du processus de création de la compagnie. Pourtant, la disparition de leur ami Álex, avoue Fran, vient tout chambouler. Tout d’un coup, l’objet de leur recherche n’est plus ni l’amour ni le sexe au XXIe siècle, mais plutôt leur pote Álex. Sa vie. Son histoire.

Le troisième spectacle bilingue (espagnol-galicien) de la compagnie IlMaquinario Teatro, « Resaca » (« Gueule de bois »), propose ainsi, dans le style du théâtre documentaire, de retracer les faits marquants de la vie d’Álex et de sa famille, de démasquer les liens d’amitié (et d’amour) qu’il a établis au cours de sa vie, bref, de récupérer sa mémoire. Ou au moins, d’essayer de le faire. Tous les moyens scéniques sont au service de cette quête : musique (à la charge d’un musicien sur scène, Vadim Yukhnevich, ainsi que de tous les comédiens), projections, extraits de poésies et de textes littéraires canoniques (de Lope de Vega à Gabriel García Márquez), objets et corps s’organisent sur scène pour créer un portrait d’Álex, certainement inachevé, provisoire, subjectif. Les petits numéros musicaux et les conversations à son sujet se succèdent, s’empilent, se cumulent, dans une espèce de palimpseste à géométrie variable. Chaque nouveau tableau nous aide à construire une image de cet Álex, parfois très attendue, mais surtout paradoxale. Toute nouvelle information sur sa vie nous force à nous poser des questions : Qui est cet Álex ? D’où vient-il ? Pourquoi est-il si important ?

Sur un ton ludique, un premier portrait d’Álex se dresse lors de ses funérailles. En imitant la déclamation boiteuse des prêtres, un des comédiens fait le survol, à une vitesse comique, de la messe, ce qui crée un contraste intéressant avec le caractère supposément sombre d’un tel événement. Puis IlMaquinario Teatro propose un tableau complètement différent, probablement le plus fascinant du spectacle : accompagnés d’un accordéon et d’un métronome, deux comédiens, une femme et un homme, se livrent à une espèce de duel où les paroles et les mouvements dialoguent avec la musique et le son obstiné du métronome. L’homme récite une série d’injonctions adressées à Alex, alternativement amoureuses et brusques (« Je veux que tu me lises des poèmes de Pessoa, que tu sois avec moi »).

Quoique le ton de la pièce évoque par moments un esprit un peu amateur, l’énergie consacrée à la reconstruction de la vie et de l’œuvre d’Álex, ainsi que la recherche constante de nouveaux langages scéniques et de changements de rythme (bien qu’inscrite dans les codes un peu répétitifs du théâtre documentaire, et sans les contester vraiment), viennent combler les éventuels vides du spectacle. L’engagement des comédiens est poignant, et le besoin de ne pas oublier, dans ce tourbillon d’images et de souvenirs du monde contemporain, tout à fait rafraîchissant. Il n’y a pas un brin de cynisme ni de nihilisme, sans que cela tombe pourtant dans le piège de la gravité. Le projet initial sur l’amour liquide et le vertige de la vie contemporaine est implicitement présent dans cette quête, puisqu’à la fin il s’agit de trouver des repères pour survivre et, surtout, de retracer l’un des amours les plus profonds et les moins liquides : l’amitié.