Être rendu au sol

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© Beniamin Boar.

Tout dans les gestes de ce solo d’une cinquantaine de minutes nous renvoie au sol, que ce soit en des flexions prononcées, les pas lourds et lents qui ponctuent la trajectoire du danseur, ou bien dans la position horizontale de son corps fréquemment face contre terre, comme si la terre était devenue un ciel à embrasser. Ainsi est-ce à une pesanteur originaire que nous renvoient mouvements erratiques et claquements sonores.

Mais ramenés au sol, nous le sommes surtout par ce qui s’y inscrit progressivement, car le danseur, par ses gestes mystérieux, dessine en réalité une figure à venir, laquelle se concrétise, en un deuxième mouvement de la composition, par l’élaboration d’un mandala de ruban adhésif. Et c’est là que survient l’étonnement, car cette figure géométrique n’est pas autre chose qu’une réitération des rosaces de craie blanche caractéristiques du travail d’Anne Teresa De Keersmaeker. Ainsi Radouan Mriziga – formé à PARTS, l’école créée par la chorégraphe flamande – s’inscrit explicitement dans la grammaire du maître, se plaçant ainsi délibérément du côté de la conformation plutôt que de la création, de la répétition du geste plutôt que de l’invention, de l’artisan qui s’amarre à un ordre qui lui préexiste. Voilà donc une étrange et ostensible déclaration de conformité qui ne saurait se comprendre que par l’adhésion à une conception cosmologique et rationnelle de la danse, plaçant nettement celle-ci du côté des quatre arts mathématiques du quadrivium médiéval : géométrie, arithmétique, musique et astronomie. Dans cette partition des arts héritée de l’Antiquité, la danse, émanation de la musique, relevait d’un savoir des nombres : art de la composition, plutôt que de l’expression. C’est pourquoi, chez Mriziga, le geste chorégraphique, affaire de science, ne relève pas de l’idiosyncrasie illusoire d’un sujet, mais de la compréhension réelle d’un objet. Et c’est précisément dans son refus de l’originalité que réside celle du chorégraphe, rappelant ainsi que tout un monde le précède.

S’amarrer donc, se couler dans la forme du réel plutôt que trouver une forme d’expression de soi. La danse, une affaire de géométrie plutôt que de littérature. Des lignes, des courbes et des volumes qui dessinent l’espace du monde. Contradiction fondatrice d’un certain geste chorégraphique : que le mouvement épouse la structure immobile, immuable et mathématique du réel. Et pourtant, la forme du monde n’est pas le monde. Simple tracé géométrique dont le vide est aussi le dessin d’une absence. Paradoxe d’une quête qui perd son objet en le cherchant. Et c’est là que réside l’émotion qui point, dans la monstration de cette contradiction et de ce désir : vouloir l’immuable et le mouvement, la structure et la texture, la forme et la matière, le dessin et la couleur, la pensée et la vie. Vouloir donc la figure, non pas éthérée mais au sol, dans sa pesanteur et sa gravité, comme un appel rugueux de la terre, à l’image du mouvement final où le chant des oiseaux se laisse entendre, habillant cette figure géométrique d’une robe de chair.