D’un fait divers, on n’a généralement qu’un aperçu lacunaire : il est une irruption de l’horreur dans l’ordinaire, ce à quoi on n’est jamais confronté directement, ce qu’on tient à distance par l’imagination. Milo Rau fracasse cette digue en reconstituant le meurtre très médiatisé d’un jeune homme homosexuel, Ihsane Jarfi, à Liège, une nuit d’avril 2012, crime sordide sans motif apparent si ce n’est le nihilisme d’une jeunesse rongée par le chômage, dans un environnement sinistré par la chute des hauts-fourneaux.
Prenant la forme d’une enquête asphyxiante, la mise en scène est si habile qu’elle nous accueille dans cette affaire lugubre avec la volupté d’un polar, la densité enveloppante d’un suspense dont on connaît pourtant l’issue – un meurtre infâme, commis par des petites frappes aux impassibles visages, dont le désœuvrement prépare le pire. La gangue d’apparente fiction se voit soudain déchirée par l’effroi du questionnement : sommes-nous de simples spectateurs, ou des témoins ? Il ne s’agit plus de réalisme mais de réalité. C’est notre propre plaisir pris au théâtre, ainsi que notre responsabilité devant la violence, qu’interroge ce spectacle, dont l’immense réussite consiste à départitionner nos dimensions familières : nous ne sommes ni dans le réel ni dans le récit, quelque part entre les deux, dans des tropiques de la violence, là où l’indécision inquiète autant qu’elle envoûte. Nappée par l’électro inquiétante d’Aphex Twin, exacte réplique musicale du contexte industriel poisseux, où se croisent les lignes d’une pluie sale et du halo glauque des phares de voitures, la mise en scène exsude le malaise. Car la violence à laquelle on assiste n’est aucunement « représentée » – entendre « mise à distance par la fiction » : elle est là physiquement et formellement, perceptible dans des corps marqués, des faces verrouillées, dans la fixité frontale des plans de caméra, dans l’insoutenable étirement du temps consacré, pendant la pièce, au déroulement du crime. Le directeur du NTGent épouse ainsi l’un des dogmes de son manifeste : le théâtre ne doit pas « représenter le réel, mais rendre la représentation réelle ». « Être metteur en scène, c’est comme être livreur de pizza. C’est la pizza qui compte », affirme, comme une prophétie inaugurale, l’un des comédiens. Rien n’est ici effet de violence, tout est violence brute, purgée des traditionnelles médiations de comédiens et metteurs en scène qui se regardent faire. Le dispositif de départ, mise en abyme du crime – trois comédiens font passer un casting à des comédiens non professionnels afin de « rejouer » le drame –, annonce le projet : la « reprise », c’est celle qui consiste à réfléchir le réel – le reprendre, le refléter pour le penser – ainsi qu’à déjouer son propre programme : glisser d’une ouverture ironique en forme de énième réflexion métathéâtrale vers la brutalité des faits. Humour des comédiens, tacle grinçant aux frères Dardenne (qui phagocytent la misère locale), distance des comédiens à l’égard de leur propre jeu, tout est là pour rappeler qu’autour du fait divers le réel continue – insérant la violence dans une engourdissante quotidienneté. Ce soir-là, dans le public, s’est produite une réaction viscérale, le bond inattendu d’un spectateur, réagissant à ce qu’il voyait. Cette déflagration spontanée éclairait alors encore mieux la fin – le but comme la terminaison – du spectacle : porter la fiction, l’artifice, à son comble pour qu’en jaillisse le réel.