Tabula rasa

Saison sèche

© Christophe Raynaud de Lage

La pièce est d’un blanc immaculé. Sept femmes l’occupent. D’abord jambes écartées face public, les voici errant dans cet espace réduit dont le plafond menace à tout instant de s’abattre sur elles. Ce prélude cru et d’une simplicité redoutable annonce le geste de Phia Ménard : dénoncer la violence du patriarcat.

L’écueil d’une littéralité s’annonçait droit devant, étayée par l’utilisation de cette maison métaphorique. Pourtant, l’onde de choc provoquée et sans cesse amplifiée par « Saison sèche » terrasse toute réserve. Phia Ménard célèbre une puissance des corps rendue dans sa forme la plus pure qui réduit au néant le cercueil aseptisé des stéréotypes de genre.

Derrière ce titre mystérieux, « Saison sèche » se dévoile comme un terrible rituel poétique. L’enfermement originel des êtres soumis à d’impénétrables règles est présenté comme une torture. Sexes à l’air, éternelles proies, les femmes tentent un geste ultime : celui de se libérer elles-mêmes. Définitivement. En s’engageant dans une cérémonie aux allures tribales, leurs corps se déploient avec intensité. L’immédiateté de la performance et le sacré du cérémonial les font exister de manière entière et absolue, exorcisant du même coup leurs entraves extérieures et déjouant le regard normatif des autres.

Une nouvelle fois, le souci du matériau, du brut, se retrouve au fondement de l’esthétique de Phia Ménard. Ici, l’emploi de peintures bariolées permet de grimer ces sept corps en sujets surnaturels. Les visages se font masques, réminiscence de danses rituelles étrangères dont la force transcende l’habitude de nos regards. Phia Ménard s’inspire notamment des « Maîtres fous », de Jean Rouch, à propos de la secte des Haukas au Ghana. La répétition effrénée de rythmes et de mouvements simples élève les danseuses au rang d’êtres invincibles, tourbillonnant et s’abandonnant au gré d’une féroce énergie. Les attributs sexuels masculins sont à la fois les objets d’un culte et d’un sacrifice. Le bruit des postiches génitaux résonne avec vanité pour, finalement, s’évanouir sous les attaques répétées de ces guerrières indomptables.

C’est une civilisation tout entière qui tremble sous ces coups. Prolongeant son geste, Phia Ménard renverse la dynamique en montrant une violence des corps cette fois-ci projetés comme clichés masculins. Les tenants de la maison du patriarcat s’individualisent en même temps que leurs mouvements se coordonnent de manière totalitaire. Le passage de la ronde féminine libératrice au modèle de la parade militaire provoque un choc plus intense encore. Or, cette toute-puissance s’achève. Poussée à bout, l’ultraperformativité des corps s’essouffle, faille après faille, jusqu’à ce que les murs eux-mêmes découvrent de profondes entailles. Tout se fendille, tout s’écroule. Difficile de savoir, par ailleurs, ce qui en est véritablement la cause : les hommes ou les femmes ? Au fil de cette danse frénétique, la seule échappatoire consiste en un geste fondamentalement révolutionnaire et univoque : celui d’une tabula rasa régénératrice. Ultime personnage, le contenant se flétrit et se désagrège pour donner naissance à des êtres nouveaux, hagards mais libres.