Voir du pays

Le Pays lointain

© Simon Gosselin

Comme souvent dans le théâtre contemporain, le sous-titre fait l’effet d’un lapsus révélateur. Car tout ici est une question d’arrangements. D’abord parce que l’exercice du spectacle choral de sortie d’école a ses contraintes, et s’y soumettre est une gageure permanente de garder l’équilibre entre une proposition artistique et un showroom. Le choix de l’œuvre qui permettra de mettre en valeur les palettes des quatorze élèves comédiens et des deux élèves auteurs doit résoudre ce casse-tête et marquera d’une couleur particulière ceux qui désormais auront à voler de leurs propres ailes. Christophe Rauck relève le défi avec la cinquième promotion sortante de l’École du Nord, et c’est avec l’œuvre testament de Jean-Luc Lagarce qu’il modèle l’exercice et se risque même à l’exposition suprême. Il faut en effet une dose de courage mêlée d’un peu d’inconscience pour jeter ses protégés dans la fosse aux lions avignonnaise, baptême du feu qui peut tourner à l’approbation ou au pugilat. Pourtant, c’est un privilège de spectateur d’accompagner d’un regard bienveillant cette sortie de l’œuf et de découvrir, à l’aube d’une vie qu’ils ont choisi de dédier aux plateaux, les visages et les voix de la relève. Oublions donc les jeux du cirque, rangeons nos pouces et nos jugements et tentons d’apprécier les forces en présence dans cet exercice qui n’en est plus un. Pour répondre à la contrainte du nombre, Christophe Pellet, parrain des deux jeunes auteurs Lucas Samain et Haïla Hessou, enrichit la pièce de trois personnages exogènes : une nouvelle sœur présente dans « J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne », qui se fond parfaitement dans l’intrigue principale ; Madame Tschissik de « Nous les héros » qui commente l’ensemble des événements comme un chœur antique à mi-chemin entre les bonnes fées de Cendrillon et une diva opératique ; puis le rôle d’un narrateur introspectif, dont le texte est constitué d’extraits du journal intime du dramaturge, caution intellectuelle et incarnée du projet. La mise en scène, sobre et inventive, reste toujours en retrait, au service du texte et de ceux qui montent au front le défendre. C’est un combat de troupe pendant lequel chacun doit mettre à profit ces quelques minutes au soleil du projecteur, montrer ce que ces trois années de formation que l’on devine intenses et chargées d’émotion ont fait grandir en lui, se singulariser tout en assumant le collectif. Généreux, ils donnent tous le meilleur et à l’instar des personnages de Lagarce expriment l’intime et le grave par l’humour et le sens poétique du tragique. Peut-être a-t-on aussi envie de voir dans ce pèlerinage laïque ante mortem de Louis une métaphore offerte comme un cadeau d’une génération à une autre… Revenir sur ses pas, subir consciemment l’incompréhension de ceux dont seul le sang relie encore, ne pas dire la déchéance prochaine mais assumer les au revoir, et surtout apprendre à vivre avec ses fantômes pourrait être une définition du métier d’acteur ; « Tu diras bien mais tu ne diras rien. Aie peur. Laisse-toi te noyer, apprends à ne pas être compris, admets ne pas être lisible, laisse les raisonneurs ricaner, ils sont plus terrorisés que toi. »