(c) Mathias Jordan

Génie et délire ; souffrance et création ; sagesse et folie : autant de couples de mots qui sont devenus des lieux communs pour désigner l’énigme de l’artiste, notamment dans sa veine romantique. Mais les tensions et les frictions, les étincelles qui apparaissent lorsque l’on cogne ces différents termes, n’en gardent pas moins leur indéniable force d’incendie ou d’attraction, lorsqu’on s’approche d’eux comme des papillons près d’une ampoule qui, pour nous éclairer, créé autour de nous l’épaisseur veloutée de l’obscurité, et peuple la nuit de monstres et de silhouettes furtives tandis que le mystère demeure.

Artaud, ce mystique aux yeux clairs, ce voyant illuminé, ce révolté brûlé qui n’a cessé de ruer contre un monde avachi, est l’une des figures qui incarne cette limite, ce point de bascule où l’on risque de faire tomber l’artiste extra-lucide du côté de la psychose paranoïaque, et réciproquement de redonner au schizophrène l’auréole de l’artiste incompris. Il reste en équilibre, lui le déséquilibré, comme un funambule, les nerfs sur un fil : on hésite, et les qualificatifs glissent sur lui sans jamais le recouvrir totalement.

Avec “Pour en finir”, le jeune metteur en scène, comédien, auteur Florian Pâque reprend un spectacle monté en quatre jours, resserré sur la boîte crânienne d’Artaud, peuplée de bien des maux et mots, et sa chambre, où seule son aide-soignante, Madeline, s’introduit. Grâce à un dispositif simple, profitant du décor qu’impose le Lavoir Moderne, le cagibi du malade fait déjà signe vers l’enclos de son enfermement intérieur. C’est l’artiste en figure christique, le passionné crucifié qui vouait aux gémonies la justice divine, qui gémit et ouvre le spectacle, au milieu de ses brouillons qu’il craint qu’on lui vole.

L’action se situe en effet après les huit années d’internement psychiatrique de l’artiste à la clinique de Rodez, qui demeure néanmoins à la marge du monde, alors qu’il reçoit la commande d’une création radiophonique à diffuser sur les ondes publiques françaises : le fameux « Pour en finir avec le jugement de Dieu… », qui sera censuré un mois avant sa mort – et le titre raccourci du spectacle de Florian Pâque indique aussi ce terme  –, et finalement officiellement diffusée qu’en 1973 sur France Culture.

Cette pièce radiophonique est le fil rouge du spectacle, qui a donné lieu à un travail d’écriture et de montage de textes, et la performance se centre sur cet individu énervé, mégalomaniaque, dont le moi est profondément émois, qui crache à la gueule de la société dont il serait le « suicidé ». Cette dernière est représentée par le public, installé autour de la scène, incarnant une forme de surveillance généralisée qu’Artaud redoute en paranoïaque, mais dont la dénonciation véhémente relève désormais de l’anticipation sagace.

Florian Pâque réussit, à travers son interprétation toute organique, à montrer la souffrance, tant physique que mentale, de l’homme Artaud, avec un corps « au bord de l’éruption volcanique » (Evelyne Grossman), ce corps humain que l’auteur du “Théâtre de la cruauté” désignait, dans le texte ainsi intitulé, est « une pile électrique chez qui on a châtré et refoulé les décharges. » Il éructe, sue, profère et professe en prophète, inactuel pour ses contemporains. Ainsi, quelques passages dans le délire semblent témoigner d’une extra-lucidité (songeons à ce pamphlet contre les États-Unis et les dangers de la médiocrité et du consumérisme, signalé dès 1947). Le regard tend à se faire en réalité plus perçant dans le brouillard de la maladie.

Sans se risquer à une lecture mimétique vociférante, d’un artiste qui n’a été qu’excédé et dans l’excès, Florian Pâque insiste plus sur ce caractère borderline que sur la force de scandale de l’œuvre – la puissance de scandale de phrases telles « Je chie sur la croix » ou « Je renie le baptême » ayant tout de même périclité, malgré un retour inquiétant de certains lobbys religieux. Servi par un rythme soutenu et efficace, le spectacle, avec une économie de moyens, se renouvelle tout au long de cette heure de représentation, malgré une comédienne pour l’accompagner un peu en force. “Pour en finir” montre aussi tout l’intérêt que l’on doit continuer à porter à cet artiste majeur, avec qui on n’en finira décidément pas. Car Artaud « reste un écrivain profondément inquiétant », comme l’écrit Evelyne Grossman : « D’abord parce qu’il témoigne, par la bouleversante richesse créatrice de ses effondrements et de ses délires, de l’insuffisance des modèles psychiatriques à rendre compte de l’infinie complexité d’une folie potentiellement à l’œuvre dans toute pensée. (…) En le lisant, nous ne pouvons pas éviter de nous interroger sur la troublante proximité de sa pensée à la nôtre, nous, sujets post-identitaires du XXIe, qui sommes de moins en moins assurés de la tranquille stabilité de nos appartenances et de nos filiations, comme de la détermination strictement locale de nos corps (…) il y a sans doute banalement en chacun de nous de la dislocation, de l’affaissement identitaire. Sommes-nous fous pour autant ? »