Bob Wilson et la plastique œdipienne

Oedipus

(c) Lucie Jansch

Plus de vingt ans après sa mise en scène de l’« Œdipe roi », l’opéra de Stravinski, au théâtre du Châtelet, Bob Wilson revient sur la tragédie sophocléenne avec toute la palette de son maniérisme exigeant et son génie plastique.

Tout commence par un cri. Non pas celui d’un homme, mais celui du solo free style du saxophoniste Dickie Landry, comme un écho cruel saturant bientôt l’espace sonore de sa vibration suraiguë venue du tréfonds obscur du monde – et peut-être des enfers mêmes. Dès sa séquence introductive, le geste wilsonien réaffirme, sans aucune concession, son implacable volonté esthétisante. Wilson n’a cure de sillonner la dimension narrative de la pièce classique, d’exposer une quelconque velléité discursive sur une intrigue qui est tout à la fois le point d’ancrage de la théorie psychanalytique et le moule de toute la littérature policière à venir (car qu’est-ce qu’Œdipe si ce n’est l’enquêteur qui découvre que l’insoupçonnable coupable n’est autre que lui-même ?). Ce n’est pas l’argumentaire qui intéresse Wilson, mais bien plutôt l’art comme représentation : fidèle à sa veine plastique exacerbée, le metteur en scène dresse une série de tableaux semi-chorégraphiques fortement inspirés du théâtre japonais, dont on sait qu’il est, depuis toujours, un fervent admirateur, qu’il s’agisse du nô ou du kabuki, duquel il reprend le découpage en cinq actes ainsi que l’horizontalité des processions en arrière-scène. Sa partition froide et millimétrée laisse peu de place à l’émotion : les protagonistes semblent être de simples marionnettes dont les corps sont les caisses de résonance de forces qui les dépassent. Car Bob Wilson est un démiurge intraitable : il aime concevoir et animer ses créatures (dont la dimension esthétisante est décuplée par le travail costumier de Carlos Soto) jusqu’à leur point d’épuisement, dans le grotesque comme dans l’annihilation de leur vouloir. Son théâtre est bien, paroxysme étymologique, ce lieu où l’on regarde.

Créé à Pompéi l’été dernier, commissionné et coproduit par le théâtre de Naples et de Vicenza, « Oedipus » est le spectacle idéal pour un théâtre comme celui d’Épidaure, écrin archaïque au milieu de la nature, où la reconnexion avec l’énergie du theatron antique opère. Dès lors, le projet de Wilson concentre sa force brute sur sa pure dimension tragique, sur l’inexorable destin face auquel, nous dit Sophocle, « qu’aurait donc à craindre un mortel, qui ne peut rien prévoir de certain ? Le mieux est de vivre au hasard, si on peut ». Rien n’est laissé au hasard de l’improvisation, pourtant, dans le dispositif wilsonien, tiré au cordeau, qui récite ses leitmotivs techniques : angoissante composition faite de masques, de mouvements saccadés, d’éructations sonores (ici par de redoutables effets de résonance métallique sur le sol), mettant un point d’honneur à jouer sur l’interculturalisme par un multilinguisme invasif mais assumé (dialogues en grec, anglais, allemand, italien et français) qui tient autant à la diversité du casting qu’à la représentation de l’universalité du mythe.

« Oedipus » est aussi crispant par son affectation ultra-contemporaine un peu poncive qu’envoûtant dans son totalitarisme sensoriel, qui s’appuie sur l’usage immodéré des boucles : sonores, tout d’abord, circulant, avec une débauche d’effets stéréo, entre drone didjeridooesque, shakuhachi nippon, hurlements et ricanements émanant de l’inquiétant pays des ombres intérieures ; mais aussi textuelles, chaque personnage réduit à son antienne quintessentielle ; visuelles, enfin, par des chorégraphies sursymbolistes directement héritées des rites dionysiaques. Le symbole ultime de cette circularité tragique : la corde phosphorescente, seul élément visible sur scène avant même le début de la représentation et qui conclut la pièce comme l’instrument de la mort de Jocaste et l’accomplissement total de la prophétie delphique.

Quant à Œdipe, il est celui qui marche lentement mais inflexiblement vers la lumière (figurant littéralement au bout d’une rampe en fond de scène), c’est-à-dire vers un aveuglement qui est aussi condition du savoir et qui trouve, indépassable paradoxe, sa libération dans son aliénation. Allons jusqu’à conclure que cette dernière prise de conscience devrait également être celle du spectateur wilsonien, retenu en otage par le metteur en scène comme il l’est par le joug des dieux. Et, après tout, « ce qu’on cherche, on peut le trouver », rappelle Sophocle dans une tautologie que prisera, cinq siècles plus tard, le saint Luc de l’Évangile.