Festival de la culture juive de Cracovie : réparation et réappropriation en musique

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Le festival plante la tente de sa 29e édition à Kazimierz, ancien quartier juif. En plus de montrer plusieurs aspects de la culture juive d’aujourd’hui, il a pour mission depuis trente ans de renouer le lien englouti entre juifs et Polonais. Dix siècles d’histoire, avec ses âges d’or et ses pires cauchemars, ont tissé une indéfectible mémoire commune. Un groupe de convaincus habités de l’absolue nécessité d’affronter son histoire a mené croisade, forçant la Pologne à assumer son héritage. À Varsovie, cela a permis l’ouverture du magnifique musée Polin. À Cracovie, Janusz Makuch, directeur du festival, a défriché un espace de dialogue et d’exploration auparavant inexistant au travers de la vitalité contemporaine de la culture juive de par le monde. Pour la génération polonaise qui a suivi son développement, les témoignages sont catégoriques : sans le festival, pas de renouveau de la culture juive à Cracovie, pas de retrouvailles avec cette part de soi nationale mais aussi personnelle.

Car ici il ne s’agit pas seulement d’expérience culturelle, mais, profondément, de quête d’identité. On compte plusieurs milliers de Polonais d’origine juive (souvent découverte après la fin du régime communiste), dont certains viennent ici boire à une source longtemps tarie. Leurs histoires se superposent à la programmation et la colorent d’une nuance unique, pétrie de recherche de sens. Pour les autres, nostalgiques, touristes, fidèles ou curieux, pléthore de propositions sont offertes.

S’il a longtemps été basé autour de la musique klezmer (tel The Andy Statman Quartet – Between Heaven and Earth), le festival s’inspire aujourd’hui particulièrement d’Israël mais aussi de musiciens juifs du monde tous styles confondus. La coolitude de la fête d’ouverture sur une barka flottant sur la Vistule menée par les DJ de Tel-Aviv et le collectif polonais Estropial alterne avec un bal populaire comble dirigé par le Mala Orkiestra Dancingowa jouant à douze musiciens de la pop locale dans une joyeuse énergie, des lectures de poésie, des visites guidées des sept synagogues toujours intactes, des ateliers de cuisine kasher ou encore des expositions de photographies au musée Galicia voisin. On passe du rock à un esprit empreint de nostalgie avec le concert de chantres en hébreu dans une synagogue bondée, public tapant dans ses mains et conscient d’un voyage dans le temps, d’une revanche de l’histoire et sans doute d’une expiation. Là, de puissantes voix de ténor viennent à la rencontre d’une foule conquise, chargée d’un sentiment à la fois esthétique et mnésique : on se souvient et on répare.

Le choix de Kazimierz n’est bien entendu pas anodin mais soulève des inquiétudes. Si dans les années 1980 le festival a démarré dans des rues en déréliction, entassant 100 personnes dans un vieux cinéma, il est passéà 30 000 visiteurs slalomant parmi les voiturettes touristiques et les restaurants faussement casher aux façades pimpantes. Un nouveau folklore s’installe, que le festival s’entend à combattre à l’aide d’une culture vivante et non marchande.

Épiphénomène en marge de son aîné, FestivALT, né il y a trois ans, veut aussi adresser la problématique de la dysneylisation de Kazimierz. Il s’interroge sur la nature de ce renouveau et cherche à le replacer dans l’arène critique. Tourné vers la performance, il déploie un humour plus provocateur et des formes plus théâtrales – installation dans un marché aux puces autour de l’image folklorique et discutable du lucky Jew, détournement des voiturettes de touristes en balade poético-sonore sur la topographie des lieux de mémoire… Si ces nouvelles formes apparaissent, c’est que le festival peut se targuer d’avoir accompli sa mission de transmission et de soutien à la renaissance de la culture juive.

Pour finir en beauté, le concert de clôture fait vibrer les vieux pavés de Kazimierz, suivi par des milliers de fans qui l’attendent fidèlement chaque année. Kroitor, Mala Orkiestra Dancingowa, Raymonde, Uzi Navon, Piyut Ensemble, Winograd et Havdala montent sur la scène devant Stara Synagoga, la plus ancienne synagogue du quartier, alliant symboliquement ce qui fait fondamentalement l’ADN du festival : le vivant et la mémoire.