Déflagration

Architecture

© Christophe Raynaud de Lage

Il y a certaines choses que l’on crée que l’on ne peut pas prévoir, assène Rambert. Dans le martèlement de cette angoisse existentielle, « Architecture » semble irradier comme l’exemplum parfait d’une crise postmoderne, en prise avec la fin de l’Histoire. Pour mieux la mettre en évidence, Rambert fait un pas de côté et choisit de remonter le temps pour se saisir des affres de la modernité même ; les questions de tradition et de rupture apposées au destin européen s’inscrivent ici au tournant du xxe siècle, aux belligérances nationales et aux atrocités de la Première Guerre mondiale en particulier. L’ambition dévorante de ce texte dense, parfois fleuve, trahit cependant un déséquilibre conceptuel. Dans ce balancement entre modernisme et postmodernisme superposés, le spectateur découvre aussi une obsession esthétique néoclassique et une philosophie conservatrice brillante qui ne s’avoue pourtant qu’à demi-mot, surgissant çà et là au milieu d’innombrables – et parfois interminables – scories. Malgré son nom, « Architecture » est en premier lieu le théâtre d’une déflagration qui consume le texte et ses acteurs et laisse le spectateur pantois.

Pour mettre en œuvre les enchevêtrements de l’histoire, Rambert s’inspire de la méthode freudienne et transforme les personnages de sa pièce comme autant de facettes de sa propre pensée. Le choc voulu de leurs idées se résume à un aplat de couleurs, tandis que les monologues s’enchaînent et sombrent dans une démagogie rance. De facto, « Architecture » expose des fondations fragiles, échafaudées sur une tentative de dialectique avortée. Rambert ne semble pas assumer le fait de disséminer des éléments de vérité dans toutes les bouches, même les plus grinçantes, et se réfugie quelquefois dans un politiquement correct qui ne rend pas hommage aux fulgurances philosophiques du texte. Celles-ci mettent çà et là en évidence une pensée extrêmement complexe, qui, lorsqu’elle est décantée, passée au filtre d’une délicate attention langagière, garantit l’expression plénière des paradoxes de l’histoire et agit tel un baume maïeutique. Laurent Poitrenaux seul semble convaincant dans ce terrible jeu d’équilibriste, et cette écrasante justesse renforce à son tour certains écueils de la dramaturgie.

C’est lorsqu’il choisit enfin de se détacher de sa propre théâtralité que Rambert gagne une force et un niveau de clarté supérieurs. Longtemps, le metteur en scène s’engonce dans un brouillard psycho-analytique. Cette relecture imagée de Freud n’apporte rien. Elle condamne le texte à se complaire dans une gangue spermatique gênante et superflue, qui fait des femmes des jardins sexuels, sur le ton du Cantique des Cantiques, éternelles hystériques transformées en icônes vulviques. Au contraire, une fois la question du langage cernée et posée, Rambert creuse la littérarité de son œuvre en orfèvre. La performativité du langage représente chez lui tout à la fois une possibilité poétique mais aussi le signe d’une impotence humaine. « Architecture » recherche un remède dans le mal afin de lutter contre la « désincarnation » qui plane comme une menace, précisément, indicible. La disparition des corps désigne aussi bien ceux du passé, qui se font mémoire flottante, que ceux du présent, déracinés, qui n’arrivent plus à habiter ce monde.