Charlotte Delbo fut envoyée à Auschwitz en 1943 dans le seul convoi de déportées politiques qui y soit jamais allé. Sur les 230 femmes qui en font partie 49 en reviendront, ce qui représente un miracle statistique. L’obsession qui les portera, fil rouge de cette représentation, fut de se soutenir mutuellement pour en sauver au moins une, qui pourra témoigner.
Tout comme le groupe Oneyg Shabbes autour d’Emanuel Ringelblum dans le ghetto de Varsovie qui rassembla un nombre impressionnant de témoignages et d’archives retrouvés en 1946 et 1950, elles ont voulu dire, absolument et à tout prix. Cette nécessité viscérale de rendre compte de l’horreur la plus profonde, alors même qu’on est en train de la vivre, caractérise l’attachement à la conscience face à sa perte, l’importance de la mémoire face à l’engloutissement, la vision d’un au-delà possible, au moins par devoir testamentaire, devant l’annihilation de toute morale : devoir de parole contre force du mal.
Ce témoignage, Delbo l’a livré au nom de toutes, vivantes et mortes. Ces paroles rescapées, écorchées, brutes sont pétries de vérité crue car là-bas tout est « pure vérité », la fondamentale vérité de la mort, de la faim et du froid, mots soudainement transfigurés, pris comme dans la glace d’un sens cristallin, recouvert du givre de l’air figé des camps nazis où l’on brûle des enfants vivants et où certaines choisissent le suicide pour ne pas participer à leur mise à mort dans le faux espoir d’en réchapper. L’une des 230 mourut ainsi.
Il est difficile de juger de la mise en scène de tels mots et de tels vécus. Si parfois une hébétude maladroite se lit sur le visage de certaines comédiennes, une attitude forcée ou un geste pauvre agace, on peut se demander : mais après tout comment jouer cela ? Un jeu à proprement parler est-il possible ou même nécessaire ? Comment se glisser dans la peau parcheminée, le corps amaigri, l’esprit mis à l’épreuve, l’âme martyrisée des quantités anonymes des victimes amassées là ?
Dans l’écoute de plus en plus soutenue au fil des mortes qui quittent le plateau une à une, ce qui compte vraiment reste la découverte de ce qui s’est inventé là-bas. Qui rapportera ces paroles ? devenue leur question unique et commune, pilier de leur survie, est la lumière dans leur nuit. Au cœur de l’inconcevable, sur les décombres de la raison, une solidarité unique est née, noyautée au corps par l’absolue nécessité qu’elles ont eu d’en sauver au moins une, pour dire. Le texte de Delbo exulte la force de cette sororité et vaut d’être entendue, encore et encore, depuis notre monde agité où les exemples récurrents d’abandon, de rage et d’abus font légion. A la fin, une exhalaison s’échappe en cœur de leur poitrine. Toutes, mortes ou vives, survivent par cette parole. A nous d’écouter.