Ou l’éternelle tristesse des enfants du siècle nouveau

Insoutenables longues étreintes

Insoutenables longues étreintes © Francois Passerini

Voici la pièce d’après. D’après les décennies du paraître où les lettres et les plateaux se recouvraient de ces parures qui firent de nous les idiots utiles des flots d’un monde auquel nous ne comprenions rien mais dans lequel nous n’avions d’autre envie plus forte que celle de nous y noyer. La pièce d’après cela, oui. Comme si Charlie, Monica, Amy et Christophe n’étaient autres que les fils de Clay et Blair, héros mortifères du premier roman de Bret Easton Ellis, paru en 1985. À moins qu’ils ne soient ceux de Russell et Corrine Calloway, dont« Les jours enfuis » resteront pour toujours les plus beaux de cette époque. De cette littérature.

Enfants de la vacuité, donc. Mais voici qu’Ivan Viripaev vient sonner ici le glas d’un temps et des postures qui l’incarnaient pour se faire l’auteur des nuits d’ensuite. Celles sans sommeil et sans rire. Celles sans argent et sans filles. Ces nuits où Amy se demande ce qu’il « faut entreprendre pour se sentir vivant ». Et c’est dans la réponse à cette question que se pose toute la beauté première du texte qu’adapte Galin Stoev. Une réponse qui ne parvient pas à se défaire du temps passé et sans le vouloir nous prédit dès le départ l’éternel recommencement des idioties d’alors. Cette réponse relève avant tout d’une certaine conception du théâtre dans laquelle le simple fait de dire les choses crée ex nihilo un réel tangible qui deviendra nôtre, l’espace du temps de la représentation. Ainsi, la première phrase s’annonce comme un manifeste quand Charlie nous assène ces mots qui ne valent que parce qu’ils sont dits mais ne recouvrent aucune réalité : « Là, je te prends par la main et je te conduis à l’autel. » Dès cet instant s’affiche une vérité : l’ontologique douleur qui parcourt les quatre corps que nous avons face à nous ne pourra trouver d’issue que par l’édiction d’une matière qui n’est pas, c’est-à-dire par la folie, ou bien par la fuite du corps, et donc la mort des âmes qui l’habitent.

C’est autour de cette dialectique et vers le gouffre que représente nécessairement son accomplissement que tourne la pièce, avant de nous faire tomber définitivement. Pendant les presque deux heures que dure le récit, nous verrons les personnages se débattre, vivre, se questionner, puis abandonner. Arc-boutés sous le poids d’une recherche de sens qui empêche, nous les verrons petit à petit sombrer dans cette folie puis cette fuite du corps. Un geste désespéré ? Certainement pas, car tout ici dans la mise en scène tend à placer au cœur du propos la voix tonitruante du romantisme de ce texte. D’abord par les corps des comédiens, présents par la force des mouvements qu’ils habitent et la beauté de leurs visages, qui s’affichent au fond du plateau. Ces visages comme pour nous dire que le théâtre est aussi cet endroit où s’ancre pour toujours dans les mémoires le regard qu’avaient les hommes avant de mourir… Leur regard et leurs mots, qui remémorent leur faute originelle aux passagers oublieux du monde, alors qu’Amy s’adresse à Christophe pour lui demander : « Tu me permets de t’étreindre ? » Une simple question qui rappelle à ceux qui en doutent que seule compte encore la rencontre du vivant avec lui-même dont nous parlait déjà Hegel mais que depuis nous n’avons jamais su organiser, et que malgré tout reste un espoir. « Les étoiles sont réelles. Le futur est cette montagne », nous disait Bret Easton Ellis. C’est ici ce que semble répéter Ivan Viripaev, comme pour confirmer le retour du même que nous sommes en train de perpétrer.

La pièce sera présentée au théâtre de la Colline à partir du 18 janvier, et le texte est édité aux Solitaires intempestifs.