« On m’aura abîmé, mine de rien ». C’est par ces mots que Jean-Luc Lagarce, en 1991, clôt le seizième cahier de son « Journal ». Dans les deux textes que Sylvain Maurice a choisi de monter, c’est en effet la voix d’un homme abîmé que l’on entend, la voix d’un homme qui, par-delà la mort, tente de nous parler une fois encore. « L’Apprentissage » et « Le Voyage à La Haye » construisent l’image fantasmée d’un Jean-Luc Lagarce qui se débat avec la parole. Le premier texte est une réponse à une commande de Roland Fichet, en 1993, pour son projet autour des « Récits de Naissance » : Lagarce, dont la maladie progresse irrémédiablement, imagine alors la renaissance d’un être plongé dans le coma et qui reprend possession de son corps. Enfermée dans cette « outre vide » et coupée du monde, l’âme bat de l’aile et se heurte aux parois de cette prison de chair flasque et molle. Aux yeux de la société, celui qui fut un être humain n’est plus qu’un colis trimballé de service en service auquel on s’adresse à la troisième personne. Vincent Dissez, dans la première partie de ce travail, incarne avec une justesse étonnante ce corps parlant figé dans une immobilité inhumaine. La mise en scène dépouillée de Sylvain Maurice, accompagnée des douces lumières de Rodolphe Martin et d’un subtil travail sonore de Cyrille Lebourgeois, est la plus éclatante marque d’attachement que l’on puisse montrer au texte de Lagarce. L’ombre inquiétante de ce corps hiératique et presque nu est dissipée par la voix légèrement grave, profonde et lumineuse de Vincent Dissez qui, avançant sur un fil ténu, parvient à ressusciter les angoisses de celui qui affronte la pire des solitudes, celle-là qu’on ne sait pas dire, qu’on ne peut pas dire. Lors de la dernière tournée triomphale à La Haye, Lagarce apparaît plus seul que jamais. Dans son impuissance à nommer le mal qui le rongeait et qui étendait chaque jour un peu plus ses ramifications douloureuses dans sa vie et dans son corps, il a donné naissance à une écriture d’une beauté fascinante. Sylvain Maurice, par la délicatesse de son travail – qui évite le piège du simulacre autobiographique –, et Vincent Dissez, par la justesse et l’élégance de son interprétation, ont ressuscité cette beauté. Lagarce est là, entre les lignes et face à nous. On touche à l’épure d’une langue oscillant entre le rire et la mélancolie.
« Je suis vivant puisque à nouveau je fais semblant » dit le personnage de « L’Apprentissage » à sa sortie du coma. Il aura fallu attendre que Lagarce soit mort pour qu’éclate, par l’entremise de Vincent Dissez, la vérité sans faux semblant de ce qu’il fut. Après avoir vu ce travail, on est en droit de se dire que Lagarce aurait dû écrire dans son journal « On m’aura aimé, mine de rien », car il ne saurait y avoir de plus bel hommage rendu à ce feu follet qui portait la Mort belle.