© Simon Gosselin

Bien moins algébriques que d’autres textes d’Arne Lygre, ces « Jours de joie » poussent sur un cimetière de feuilles mortes qui rendent d’autant plus beaux les bruissements de vie qui les foulent. La respiration performative du texte l’emportant sur toute grammaire formaliste et intellectuelle, le très beau spectacle qu’en tire Stéphane Braunschweig vibre lui aussi d’une « vie qui n’est pas là » et qui irradie pourtant la représentation.

Ce n’est plus tellement la liquéfaction des liens sociaux (au centre de « Nous pour un moment », précédente rencontre entre Lygre et Braunschweig en 2019) qui constituent le point névralgique de cette nouvelle œuvre mais plutôt la tentation contemporaine à « disparaître de soi » (cf. David Le Breton). Tentation exemplifiée ici par la fuite d’un « Moi » en peine et résolument énigmatique (Pierric Plathier) dont la rupture radicale avec ses proches, verbalisée avec aplomb au mitan du texte, peut apparaître comme un pivot dramatique légèrement imposé. Sauf que « Jours de joie » mise heureusement très peu sur le potentiel dramatique de cet événement qui pourrait transformer le drame en enquête à suspense. Sa temporalité ne s’accorde pas avec le présentisme que suppose l’attente d’un signe ou d’un retour potentiel du fils prodigue. Lygre (et toutes ses pièces vont dans cette direction) ne se résout pas à constater le dénouement contemporain des liens mais cherche constamment à les reconfigurer. Et alors que les fenêtres donnant sur des contrées noires auraient été le théâtre, chez Ibsen ou Fosse, de regards orientés vers le monde opaque du disparu, seul l’intérieur préservé des neiges du dehors est investi ici dans la deuxième partie du spectacle qui n’a rien d’une veillée inquiète, mais qui ébauche un retour cahotant mais insistant vers la joie. 

Ainsi, « Jours de joie » n’est pas une tragédie des disparitions contemporaines mais le drame des réapparitions fragiles qui adviennent par la magie des paroles. Le « statut » du langage est « souvent ambigu dans mes textes » écrit Lygre lui-même. Toujours tout puissant chez l’auteur norvégien, où la parole est capable à elle seule de faire apparaître les situations, de faire et défaire des réalités, la place du langage n’a jamais été autant problématisée et politisée dans son œuvre. Dans la pièce, il est parfois un outil trompeur qui rigidifie les consciences et qui sépare les êtres (comme l’ « ex-femme » et le « voisin » qui s’éloignent dans la première partie). Mais il apparaît surtout comme un formidable instrument de clarification, de maintien, capable comme le formulerait Nietzsche de faire tenir debout des vies et des rapports humains chaotiques, qui sans lui se seraient atomisés depuis longtemps.  Les protocoles dramatico-narratifs qui ouvrent chaque séquence, où chaque personnage se lance dans la situation en parlant de lui.elle à la troisième personne, montrent à quel point le langage constitue pour Lygre un puissant catalyseur des relations humaines, éminemment politique dans sa capacité à redensifier, à revitaliser, à redigérer les rapports perdus entre les êtres. Et puisque les acteur.rice.s n’investissent pas ce texte comme une grammaire mais comme un matériau au grand potentiel performatif (mention évidemment spéciale pour Virginie Colemyn qui, en prise avec des émotions réversibles que les mots précipitent, semble être à la fois en contact avec le réel terrible qu’ils escamotent et la joie intense qu’ils réouvrent). Puisque la belle scénographie rudimentaire de Stéphane Braunschweig laisse toute la place aux présences et à leurs images mentales (notamment celle, bouleversante, d’une voiture abandonnée dans la nuit), ces « Jours de joie » sont aussi ceux du théâtre lorsqu’il ne montre rien de plus beau que du vivant qui circule et qui résiste.