Non, la dernière création de Julien Gosselin ne parle pas de la fin du monde. « Extinction » est un objet scénique difficile à appréhender, qui déborde tant et si bien que, noyés dans un tsunami de stimuli, on pourrait croire que l’apocalypse du théâtre vient de sonner. Mais le metteur en scène tisse en sourdine un filet de survie dans lequel l’inconscient du spectateur ne cesse de se prendre les pieds.
Spectacle en trois parties, il se revendique de plusieurs auteurs dont Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal, et Thomas Bernhard en tête. Pourtant, tout commence par delà le langage articulé, tout commence par la mise en mouvement frénétique des corps. Pendant une petite heure, un dj set permet à ceux qui le souhaitent de danser, une bière à main, se pensant pour un temps dans une soirée berlinoise, à la fois branchée et cheap. Les autres, assis à leur place regardent vaguement cette fête comme un prélude agité et sans forme, et les derniers, dans un entre-deux indécis, restent sur le plateau et observent à la fois ceux qui dansent et ceux qui sont dans les gradins. Commencer par un espace qui casse tous les codes du théâtre est une façon radicale d’imposer sa vision du monde. Pourtant, le théâtre dans sa forme basique, – des acteurs et un dialogue – surgit à la toute fin de cette première partie, un échange de quelques minutes volé au bruit et à la fureur suffit à justifier l’ensemble du dispositif. L’irruption du théâtre saisit le spectateur et démontre avec maestria la supériorité du drame sur la transe.
La dramaturgie fonctionne alors comme un entonnoir : la masse dodelinante et anonyme laisse place à une fête bourgeoise, un dîner entre amis dans la Vienne d’avant guerre. Tous sont beaux, cultivés, aisés, tous pressentent la fin de leur temps mais à l’action, choisissent sciemment le déni. Nous voilà donc plongés dans un huis clos eschatologique qui ne se laisse approcher que par écran interposé. Le public, comme le monde qui gronde, est ignoré, réduit à être les spectateurs de leurs derniers instants. La position dans laquelle nous contraint le metteur en scène est délicate, tout comme les observateurs des corps dansants de la première partie, nous sommes les observateurs impuissants de l’inéluctable. Les corps viennent à nous manquer, les acteurs se refusent et leurs absences provoquent automatiquement un désir décuplé. On reconnait là le talent de Julien Gosselin à créer des traboules ; en coinçant l’acteur derrière la caméra, il provoque une envie de théâtre que certains exprimeront par un ennui et d’autre par une attente.
L’entonnoir finit de se restreindre dans une troisième partie plus énigmatique. Dans une forme conférence convenue, une actrice recourbée sur sa douleur ânonne le texte de Bernhard qui prête son titre au spectacle. Sans relief, elle alourdit de mélancolie ce propos qui est pourtant pétri de colère et d’ironie. Seule en scène, sans un regard vers la salle, elle sonne le glas des festivités et retire toute once d’intention comme pour finir de vider la moelle des vieux os théâtreux. Après plus de 4 h de frustration en tout genre, l’apothéose volontairement terne et éteinte de cette dernière heure achève toute résistance, c’est un spectacle qui s’endure comme une course en montagne et le dernier col est ardu et monotone.
Non, « Extinction » n’est pas un spectacle sur la fin du monde mais un geste artistique qui s’épuise et qui marque sans doute la fin d’un cycle pour le metteur en scène. Comme les vierges sages dans la parabole biblique, nous restons en veille, guettant les signes de la prochaine résurrection.