Connaissez-vous Pippa Bacca ? Performeuse italienne, elle décide de partir de Milan avec Silvia Moro pour rejoindre Jérusalem en passant par les Balkans en autostop. Elle sera violée et assassinée en Turquie en 2008, retrouvée quelques jours après, nue, en décomposition dans un fossé. Habillée en robe de mariée pour tout son périple, elle souhaitait dans ce geste artistique éprouver la paix dans le monde en montant dans la voiture d’inconnus sans distinction ; Silvia Moro l’abandonne quelques jours avant sa mort, craignant de plus en plus pour leur sécurité.
Il n’est pas question pour Carolina Bianchi de juger artistiquement ou politiquement ce geste ou de s’inscrire, en convoquant son aînée, dans une histoire de la performance. La figure de Pippa en leitmotiv lui permet cependant de débuter sa performance comme une conférence, de prendre le public par la main en lui racontant les grandes heures de l’acte performatif féminin. Très vite, elle expose ses réelles intentions. Impossible de divulguer le ressort de cette performance, il faut la voir pour le croire, mais Carolina Bianchi invente un dispositif scénique d’une liberté folle et d’une force sale, primitive. Contrairement à Angélica Liddell, elle ne s’appuie pas sur une création d’image, ce n’est pas l’esthétique qui lui importe, mais bien le corps en jeu, le corps volontairement exposé, le corps maltraité comme pour vivre à nouveau, devant nos yeux, le traumatisme initial. Dans cette mise en abyme de la performance – Bianchi raconte une histoire de la performance tout en reprenant le geste de la performeuse Regina José Galindo et en mettant en scène une performance autour de ce geste performatif… –, c’est tout le rapport au réel et au présent qui se déploie devant nous. À quoi sommes-nous en train d’assister ? Comment se comporter, doit-on réagir ? Pleurer ou se taire ? Sommes-nous tous des Silvia Moro, soutenant le geste artistique mais abandonnant cette femme à son sort avant le moment fatidique ?
Inconnue en France avant cette invitation de Tiago Rodrigues, Carolina Bianchi fait une entrée fracassante dans ce que la performance contemporaine propose de mieux ; en évitant tous les clichés et la bien-pensance, elle expose la violence des hommes, la vulnérabilité des femmes et envoie dans les égouts toute idée de guérison, vomit la résilience. Une femme violée ne guérit pas, les cicatrices du trauma suintent dans son utérus. L’art permet cependant d’explorer « toutes les formes possibles de résurrection », celle de Pippa, la sienne et celles des performances de ces femmes qui ont testé les limites de leur corps : Tania Bruguera, Ana Mendieta, Gina Pane, Regina José Galindo, Susana Pilar, Marina Abramovic, Luisa Callegari, Leticia Parente, Berna Reale, Jill Orr, Valie Export, Musa Michelle Mattiuzzi, Coco Fusco, Rocio Boliver, Elton Panamby, Pilar Albarracin…, car « la sécurité ne sauvera pas les idiots de la médiocrité ».
La pièce s’ouvre sur une citation de « L’Enfer » de Dante, mais c’est l’écrivain chilien Roberto Bolaño qu’elle convoque pour expliquer l’événement à venir : « Je ne veux rien oublier. Parce qu’au moindre oubli, j’oublierai tout. » En nous condamnant à revivre avec elle son traumatisme, elle inclut le public dans son cercle vicieux : « J’étais terrifiée à l’idée qu’en me masturbant le visage de l’une de ces femmes assassinées s’imposerait à moi et me ferait jouir. Quelquefois, en lisant un article sur une affaire de viol, j’ai lutté contre mon imagination pour que la description ne m’excite pas. Mon corps n’était pas un champ de bataille, c’était un mausolée, un plasma zombie postapocalyptique, qui traînait tout le poids des informations accumulées ».
À l’issue de ces 2 h 30 éprouvantes, sidérés comme dans un cauchemar éveillé dont on n’aurait pas compris le sens, il convient de faire face au monde extérieur, changés en profondeur par la nécessité absolue de ce théâtre et troublés d’avoir rencontré une performeuse qui s’inscrit avec panache dans les artistes à suivre les yeux fermés et l’estomac en vrac.