Dans « Écrire sa vie », six amis, qu’ils aient vingt-cinq ou quarante ans, jouent à en avoir huit : c’est dire si les temporalités, inspirées par les flux de conscience des « Vagues » de Virginia Woolf, se mêlent habilement.
Ceux-ci fêtent le retour d’un ami mais, trop apprécié par ses camarades, et l’injonction à la fête elle-même trop rabâchée, on peine à y croire ; alors chaque exclamation rappelant que « c’est la fête » a l’air d’une antiphrase. C’est peu de le dire, car elle est surtout un excellent moyen de détourner le regard de la réalité : si ces dernières années, au théâtre, on l’aura souvent vue décadente, ici c’est une autre bourgeoisie qui s’exprime, celle de la naïveté et de la candeur que Pauline Bayle, on le sent, affectionne autant qu’elle l’interroge. C’est pourquoi la réunion des six acolytes reste abstraite, patinant dans une limbe de dénis et de mensonges magnifiée par les lumières et les ombres – quelles ombres ! – colorées de Claire Gondrexon… Situation à l’arrêt donc, ou du moins en apparence, dans laquelle la poésie de Woolf s’immisce avec un lyrisme décomplexé : comme dans le roman, les personnages pris dans le flux de conscience sont si difficiles à identifier qu’ils semblent interchangeables, le jeu des vagues et des circulations compte plus que leurs propres personnes. À cet égard, Pauline Bayle n’hésite pas à pousser les curseurs de la candeur en mêlant au texte des chorégraphies ringardes : au fond, « Écrire sa vie » prend le risque de faire un spectacle naïf sur la naïveté.
On pourrait presque en rester là : six amis en pleine désillusion qui s’échinent à rejouer leurs rêves d’avant… Mais l’entente ne tient pas, ou plutôt le monde finit par les stopper net : les alarmes grondent, la guerre est toute proche. À moins qu’elle n’ait toujours été là, car le retour de Jacob est moins joyeux qu’on pensait… Voilà que la joie se teinte d’une profonde mélancolie : quid de la vie qu’on voulait mener et qui, il y a bien longtemps déjà, a été jetée en pâture à la guerre ? Comment réagir face à l’invasion du monde sur la scène des mensonges ? C’est là que le spectacle devient le plus radical, le plus woolfien et pourtant le plus fragile, car les individus commencent à éclater comme des ballons, et les identités à circuler : alors les mêmes situations se rejouent, et une nouvelle boucle, joyeuse et infernale, débute. Bizarrement, « Écrire sa vie » reste timide face à ce choix : pile, l’intersubjectivité est une réaction presque spirituelle au rétrécissement des esprits imposé par la guerre ; face, elle représente l’humanité qui se dissout dans les charniers, la guerre ayant décomposé sa chair et son esprit. Une chose est sûre, les amis savent se raconter des histoires, et même au bord de la chute ils fantasment la vie des spectateurs : pour un peu ça les sauvera, pour un peu ça les a tués depuis bien longtemps.
En fait, le spectacle pâtit d’un déséquilibre à cet endroit, car s’il est facile de se réjouir de la disparition de ce groupe de bourgeois hors-sol, en revanche le lyrisme du spectacle, pourtant omniprésent, peine à convaincre. Il en va de même pour le motif de l’intersubjectivité qui, apparu bien trop tard pour qu’on y soit suffisamment sensible, donne surtout l’impression que la force de l’impersonnel est une mainmise du néant sur leur être profond. Plutôt que le germe d’un monde à venir, les personnages ont l’air d’être les derniers représentants d’une génération perdue, incapables de réagir en temps d’urgence… Pour le dire autrement, c’est peut-être l’adaptation de Woolf au plateau qui échoue un peu, la langue des personnages restant victime de ce qu’elle voulait en même temps sublimer. C’est dommage, parce que dans le geste romantique un peu fou de Bayle – louer l’abstraction et la poésie quand le monde s’écroule tout autour – réside une force politique nécessaire.