Un rien vaut mieux que deux tu l’auras

La Fondation du Rien

(c) Marie Clauzade

Dans les vagues d’idées qui nous assaillent sous la douche, il y a les petites pensées éphémères aussitôt oubliées ou dissoutes dans leur confrontation au réel ; et puis il y a, plus rares, des surgissements bientôt appelés à devenir obsessionnels : c’est à cette seconde catégorie qu’appartient assurément la « Fondation du Rien », développée par Nicolas Heredia et la joyeuse équipe de La Vaste Entreprise.

Comme point de départ, un constat simple, basique : nous vivons dans un monde dans lequel la grande majorité d’entre nous saturent leurs journées d’activités diverses et variées. Face à la fuite en avant de nos emplois du temps, la Fondation permet de s’inscrire à des activités qui « seront systématiquement annulées (…) [offrant] des plages de temps libre inespérées ». Contrepoint poétique et philosophique à l’agitation frénétique de nos sociétés occidentales ? La FdR pousse le réalisme jusqu’à proposer un site Internet permettant de choisir, au sein d’un alléchant catalogue (allant du cours de planche à voile à une conférence sur les grands rois de France, en passant par l’initiation à la cuisine vietnamienne), l’activité – ainsi que son jour et son créneau horaire – qui sera bientôt annulée. L’idée est aussi géniale qu’hilarante.

La FdR s’est, semble-t-il, laissée emporter par la déferlante à la fois absurde et signifiante du concept, qu’elle tente de décliner en appliquant tous les poncifs des techniques marketing : abondante (et élégante) communication visuelle à base de cartons et livrets explicatifs, traduction multilingues, stands promotionnels dans des événements et des lieux de passage, et même 4×3 dans le métro parisien et quatrième de couv de « Libération ». Ce « Rien », du propre aveu de Nicolas Heredia, devient vraiment quelque chose, et pose toute une série de questions plus ou moins traitées frontalement. La première concerne la définition du rien, qui ressemble davantage dans ce contexte à « autre chose » qu’au vide : à une activité se substitue toujours une autre, car par nature comme par construction nous sommes peu doués pour l’immobilisme du corps et de la pensée.

La seconde, plus politique, se noue autour de l’articulation entre travail et de temps libre : comment ne pas être séduit par la régénération ontologique antiproductiviste proposée par la Fondation ? Sauf qu’en pratique, cette dernière, si l’on ose le calembour, ne prêche-t-elle pas les convaincus et non les vaincus ? Le néomarxisme bourdieusien rappelait avec justesse que « le principe des différences les plus importantes dans l’ordre du style de vie et, plus encore, de la stylisation de la vie, réside dans les variations de la distance objective et subjective au monde, à ses contraintes matérielles et à ses urgences temporelles. » Autrement dit : se détacher de la pesanteur du temps et de la matière comme force matérielle subie est un geste de distanciation autorisé – et valorisé – chez les dominants, mais quasiment impossible chez les dominés. Angle mort sociétal, peut-être, mais là où la FdR interroge et trouble, c’est dans son jeu d’équilibriste entre canular surréaliste, geste esthétisant et expérience psychique.

A cet égard, l’antiperformance éponyme déroulée au MAIF Social Club est symptomatique de cette ambiguïté fondamentale du périmètre artistique proposé par la FdR. Les fils tissés plus ou moins explicitement (dans le cas de « Bartleby » de Melville) avec l’histoire du rien dans l’art témoignent d’une volonté de rattacher le projet à une généalogie identifiable, quoique hautement volatile. Mais si la caractérisation de l’objet importe peu, c’est que sa radicalité théorique tient dans l’essence paradoxale et – pourrait-on dire – quantique du rien, qui inclut sa propre contradiction : à force de l’observer et de le pratiquer, le rien s’altère et sort de lui-même. Banalité pour le bouddhiste zen, mais vertige pour l’esprit commun ! Sur une mélodie de Gainsbourg, concluons provisoirement que rien c’est déjà beaucoup, rien c’est bien mieux que tout.

https://www.fondationdurien.org/