À partir de “Sadboi” et de “Hire me, please”, deux performances de Panos Malactos présentées pour la première fois en France, il s’agit ici d’une tentative d’approche du travail du chorégraphe et performeur chypriote, membre de la Cie Peeping Tom, qui s’aventure en solo.
La patte de Panos Malactos, c’est d’abord le détournement de récits autofictionnels par un ton ironique, qui offre un décalage burlesque et outrancier autant qu’un pas de recul sans complaisance sur ses propres biographèmes : une rupture amoureuse douloureuse dans “Sadboi” (un sad boy est un jeune homme qui livre ses émotions, sa tristesse, surtout, de ses relations ratées et de son manque d’amour), et des expériences d’auditions plus ou moins malheureuses dans “Hire me, please”.
Par ce prisme de l’ironie, s’opère une exploration de l’obsédante recherche de validation de soi – dans “Sadboi”, par le regard virtuel des autres dans une société hyper-digitalisée et hyper-sexualisée, dans “Hire me, please”, par celui des juges faisant passer les auditions, et, toujours, celui du public. Ce désir absolu de séduction se manifeste par une érotisation du corps portée à son paroxysme comique à coups de poses lascives dans “Sadboi”, et, de manière plus diffuse dans “Hire me, please”, par un travail vocal et physique caméléonien, livré dans une scénographie dépouillée et une lumière blanche qui exposent le performeur sans filtre. En creux, dans les deux cas, se donne à voir une réflexion sur l’épuisement d’un corps-machine, poussé malgré lui, par une époque ou un contexte qui n’a pas le temps, à l’extrême de ses capacités, de sorte que la performance embrasse son double sens, à la fois esthétique et concret. Panos Malactos renouerait avec le « scandale » originel, selon le terme de Christian Biet, de cette virtuosité – mais toujours relativisée ici par le ton ironique – d’un corps performeur exhibé, sublimé par une musculature hellénique, qui fait spectacle à elle seule, celle dont on se délecte, celle, précisément, qui nous séduit.
Surtout, cette thématique de la validation se fait le prétexte à un travail, à l’échelle dramaturgique et esthétique, sur des tensions oxymoriques.
Dans “Sadboi”, le contraste se joue entre une tentative de partager une expérience subjective, singulière, soit une rupture amoureuse, et le contexte dans lequel s’inscrit ce récit, à savoir notre époque ambiance « j’instagramme donc j’existe », désincarnée, sculptée par des lumières couleur néon flashy et un smiley triste sur un écran, langage universel qui donne le ton en un coup d’œil.
Le récit de soi se trouve ainsi constamment empêché, contraint par une double exigence de rapidité et de séduction, matérialisée par un parti pris dramaturgique du scroll, qui prend le risque – mais, avec le recul, sensé, justifié ici – de générer cette insatisfaction ultra-contemporaine, celle du vide creusé par le trop plein, de la faim décuplée par l’overdose. Scroll de séquences dansées, au son d’une musique techno explosive, ponctuées de poses langue tirée et doigts en V ironiquement répétées, zapping de débuts chorégraphiques, de-ci un shot de voguing, de-là trois doses de salsa, injectés d’un maximum d’énergie mais très vite avortés. Métaphores d’une époque où l’on commence tout passionnément et l’on ne finit pourtant quasiment rien. Où l’on dit tout et l’on exprime si peu, comme cette prise de parole du performeur dans un lyrisme 2.0, avec des hashtags pour nouvelles rimes, ton monocorde faussement triste, émotions diluées dans des phrases juxtaposées privées de lien causal pour dire l’absence de sens – « Je me suis fait larguer. J’ai acheté un string. »
“Hire me, please”, performance gagnant en densité ce qu’elle perd en durée en regard de “Sadboi”, met en évidence l’absurde paradoxe des auditions, qui demandent au danseur candidat de se silencier autant que de se faire entendre plus fort que tous les autres. De diluer son « soi » dans le protéiforme – « Je peux être tout ce que vous voulez » lance le performeur d’une voix qui exagère ses tremblements et son ton trop aigu – autant que de le faire briller.
Le corps vient à nouveau ici se faire réceptacle de cette tension oxymorique. Soumis à une démonstration d’une parfaite technicité, il performe un enchaînement gymnique volontairement ultra formel, tout en lignes géométriques, où les traces noires laissées sur le sol par les longues bottes rouge désir à talons aiguilles crient l’effort, rendent tangibles la violente trajectoire physique autant que psychique du candidat auditionné. Le « je », mis en sourdine durant cette vente de soi, trouvera à se dévoiler, précisément, dans l’entre-deux auditions.
En effet, la construction dramatique de “Hire me, please”, autant que celle de “Sadboi”, s’apparente à un séquençage en trois temps, de sorte que la partie médiane creuse la performance, lui donne du relief, en tirant sa grâce et sa profondeur de son contraste avec les deux autres parties, peut-être plus attendues dans leur ironie parodique, qui l’encadrent.
Dans “Hire me, please”, cette séquence médiane est donc la pause entre deux auditions, au cours de laquelle le corps, dans la simplicité d’un survêtement, se répare. Il explore les mouvements, leur redonne une esthétique, autant contemporaine que hip-hop, un sens chorégraphique dont ils étaient privés jusqu’alors, une nécessité évidente par laquelle un geste plonge dans l’autre, avec une fluidité qui vaut pour narration à elle seule.
C’est aussi le temps soudainement étiré du derviche tourneur aux bras virevoltants dans “Sadboi”, de ce Loïe Fuller futuriste en jupe aux motifs graphiques, qui s’enivre de l’ivresse elle-même, jusqu’à la chute. Se relever, continuer, retourner dans la transe, « si je meurs, ne me unfollowez pas, je reviendrai », se griser de son propre épuisement.
Chaque fois, c’est le tragique qui surgit de et dans l’absurde, d’autant que l’on sait cet instant à soi chronométré, éphémère, déjà oublié dans les méandres de la performance à produire.