Sur la petite scène noire du Beursschouwburg : l’abyssale profondeur de nos solitudes contemporaines. Sans perte ni fracas. Sans heurts ni emphase. Avec une douceur dont Toshiki Okada est en train de devenir l’un des mètres étalons. Et pourtant. Pourtant Dieu sait comme elle est infernale, cette idée du deuil qui nous colle au cœur et nous empêche. Le deuil de nos morts, bien sûr, mais aussi celui de nos séparations et des vies oubliées. Tous ces deuils sont ici contenus dans la solitude d’un homme incapable d’aimer alors qu’il a encore en mémoire celle qui n’est plus. Qui est morte. Mais alors, comment tant de sérénité dans cet océan de larmes ? En premier lieu peut-être, par la douce vision de nos destins qu’Okada propose quand il s’oppose avec une violence non dite à tout un pan de l’histoire culturelle et philosophique occidentale. Ici, balayez Kant et l’idée d’une expérience réductrice qui ne permettrait pas, en dehors d’un au-delà, d’accéder à la vérité. Car comme Hölderlin, ce que nous offre le metteur en scène est avant tout un voyage le long de la rivière du deuil et sur les rives de l’expérience rédemptrice, sans jamais rien occulter du réel. Un appel à « croire les pleurs, voir la joie ». De cette conception dont Okada fait œuvre se détache une exhortation dont chaque instant de son théâtre serait le cri, et qui constitue l’autre face de cette médaille de la sérénité convoitée : « Dans vos vies d’homme comme dans votre costume de spectateur d’un soir, écoutez les bruits, regardez les lumières, éprouvez l’émotion et embrassez l’infiniment petit. » À cet instant apparaît alors une idée du théâtre : un moment où le spectateur n’est autre que ce qu’il devrait être dans la vie. À voir cet homme détruit et à relire James Baldwin, qui affirmait « qu’oublier et se souvenir exigent une force héroïque », on se dit que cela ne sera pas facile. Mais c’est ici toute la beauté de cette proposition : trouver la force, au théâtre, de devenir héroïque, malgré tout.