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Louis et Annabelle sont face à face dans une lande, en 1871. La lande, on y est, pas de doute. Il y a, quelque part, les fantômes d’Heathcliff et du chien des Baskerville. Les corps de Marie-Sophie Ferdane et de Laurent Poitrenaux (pour qui a été écrit « Argument », créé en janvier 2016 au CDN d’Orléans) vacillent dans la nuit. Le crachin, les costumes d’époque, l’évocation victorienne, tout cela est très beau. On se laisse lentement digérer par la brume qui envahit le plateau.

Et puis, tout aussi lentement, on se désenglue de l’esthétique. On en revient à la phrase de Cocteau : « En art, ne se laisser convaincre que par ce qui convient violemment au sexe de l’âme. A ce qui provoque une érection morale immédiate et irréfléchie. » Malheureusement, dans « Argument » on s’aperçoit vite que l’on bande mou. Le texte, censé « renvoyer à l’histoire de la Commune », ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même. On s’attendait à voir dans l’affrontement de Louis et d’Annabelle le jeu de miroirs miniature de la guerre civile qui crevassa Paris et la France pendant soixante-douze jours. Mais l’épisode n’est ici qu’un prétexte psychologico-historique pour justifier et exacerber la rébellion d’Annabelle (comprendre : la révolte contre la domination masculine).

Louable intention théâtrale, que de représenter la lutte pour la « libération universelle ». Mais qu’est-il dit vraiment ? Louis le réac l’avoue : « je vais vivre en enfer avec mes idées arriérées je lirai Joseph de Maistre comme tu disais en te moquant de moi ». Joseph de Maistre ! Le grand épouvantail agité depuis cent cinquante ans par les révolutionnaires autoproclamés, le préfasciste idéal, la réaction imprimée en lettres noires ! Y a-t-il plus cliché, plus facile, plus démagogique, que de brandir comme malédiction suprême de finir en enfer avec de Maistre ? Rambert aurait pu aussi bien ajouter Zemmour et Onfray, car on sent bien que ce long monologue de Louis devant la tombe d’Annabelle s’adresse à nos contemporains, à cette France « rance », à cette France de petits artisans nécessairement poujadistes (« je suis un homme simple un drapier un manufacturier »), auxquels il convient d’opposer les forces lumineuses et féminines du progrès…

Mais vouer de Maistre aux gémonies, c’est tout autant biffer Sade au nom d’un ordre moral qui veut tout ignorer de la complexité ; c’est oublier la tentation de Baudelaire à voir en de Maistre un génie spirituel qui lui « a tout appris » ; c’est s’éviter de plonger dans ses propres profondeurs obscures… Une longue tirade politiquement correcte à laquelle résonnera le poing droit dressé par Annabelle, convertie en icône, sorte de Tommie Smith du féminisme. Au cas où le spectateur doute que ce vaste projet éducatif s’adresse bien à lui, les lumières s’allument pendant les monologues conclusifs, et les comédiens se tournent vers la salle (on a constaté la même chose il y a quelques jours chez Meunier au théâtre de la Ville, ça doit être ça, l’élitaire pour tous). Le mantra d’Annabelle : « filles futures qui dans cent ans m’entendrez ne baissez les armes ». L’évocation des « cent ans » est sans doute un raccourci stylistique de Rambert, pourtant chargé de sens très précis, puisque 1871 convoque 1971 et le manifeste des 343 de Simone de Beauvoir.

Toute cette saillie anti-réactionnaire est, assez logiquement, et ironiquement, le seul moment de la pièce où la salle réagit (frissons et demi-rires d’amusement et de satisfaction), si bien entendu on oublie les interludes incroyablement longs pendant lesquels le noir complet et la voix-off solitaire et doucereuse de Podalydès font s’élever quelques soupirs et ronflements désordonnés…

Le problème de l’intelligence, c’est qu’elle est bien trop souvent complaisante avec elle-même.  Rambert s’écoute écrire. On le sent. Quand il tient un effet rhétorique, il ne le lâche plus, comme un chien ronge son os. Le mot « chien », justement, utilisé à toutes les sauces métaphoriques : « je suis votre épouse pas votre chien », « vous avez mordu en moi comme mordent les chiens », « je vous maintiendrai dans mon poing comme Jacquet tient la lanière de mes chiens », « [les femmes ne se rouleront] plus en boule comme un hérisson devant la patte d’un chien », cela dès les toutes premières répliques. Au bout de quelques minutes de ce régime canin, autant dire que « chien » est vidé de sa moelle, ce n’est plus qu’une carcasse vide avec des restes de poils qu’on continue de secouer parce que le mot claque facilement dans la bouche des comédiens.

La négation « pas », quant à elle, disparaît ostensiblement (« je ne viendrai vous me faites peur », « ne parlez des barricades »), et puis revient sans que l’on sache trop pourquoi. Ce qui n’a pas tellement d’importance puisque, fidèle à la mode d’une écriture tendant de plus en plus vers le plateau (ça tombe bien quand on met en scène ses propres textes), Rambert a annihilé la ponctuation et les majuscules, laissant le soin à ses acteurs de reconstituer rythme et prosodie. Le résultat est mitigé : Marie-Sophie Ferdane est brillante, mais monotone. Elle se pose en bel « agneau » diaphane et humide, pourtant incapable de se départir d’un pathos vibratoire au fond de la gorge ; on aurait apprécié davantage de nuances. Laurent Poitrenaux est plus convaincant ; c’est lui, paradoxalement, le vrai personnage tragique, tué par son fils Ignace, c’est-à-dire par le futur, par les forces du progrès qui ont pris les armes tout à la fois contre la figure du père et l’ordre versaillais. « Annabelle – vous devez être suprêmement heureux alors car je souffre beaucoup / Louis – oui même heureux doublement car ce malheur c’est moi qui l’organise », conclut la morale rambertienne.

Au final, quel est l’argument d’ « Argument » ? Rappeler le souvenir d’une époque patriarcale où l’on considérait que les femmes qui lisent sont dangereuses ? Où le bovarysme flirtait à la fois avec les idées chrétiennes et anarchistes ? Prendre conscience que tout cela n’est pas si lointain, et que le ventre est encore fécond… ? Essentialiser l’histoire d’un homme et d’une femme comme dans « La Clôture de l’amour » ? En fait, non. « Argument » s’arrête à son titre tautologique : aussi magnifiquement incarnés soient-ils, les mots de Rambert ne sont rien d’autre que des lettres vides et prétentieuses, un sport déclamatoire – peut-être pas si éloigné d’une certaine vision de l’amour et du couple à l’âge moderne.

« Argument », de Pascal Rambert, publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs, 2015.