Jouer à faire peur

2 sœurs

2 Soeurs de la cie Le Cri de l'amoire

«2 sœurs» de la cie Le Cri de l’amoire © JO

Si le théâtre est le lieu de la recherche d’une certaine vérité du sentiment, où toutes les passions et toutes les déraisons se croisent, pourquoi semble-t-il réticent à aborder le thème de la peur ? C’est pour sonder la difficulté de cette entreprise, et pour faire sa propre épreuve de l’incarnation de l’épouvante au théâtre, que Marien Tillet a concocté « 2 sœurs ».

Le conteur et comédien, qui ne manie pas trop mal son violon, s’attaque à son histoire en enchâssant les récits, chacun avec son narrateur, sa temporalité, sa couleur, en n’oubliant pas que les constructions les plus solides commencent par la réalité la plus tangible et la plus immédiate. Aussi commence-t-il par se présenter sous les atours du conteur, en respectant tous les codes d’un récit qu’il restitue à la 3e personne, après avoir pris soin de casser le quatrième mur et d’ancrer son alter ego dans le présent de la représentation – avec un très beau sens du rapport au public et de l’improvisation. Sauf que le dessein est bien entendu de glisser imperceptiblement de la narration à l’incarnation, de brouiller graduellement une dramaturgie qui semblait claire, d’instiller le doute. De passer d’un spectacle aimable, plein de traits d’humour, à une expérience collective de l’angoisse, dont il est entendu que le public est venu dans l’espoir de l’éprouver.

Rien n’est laissé au hasard dans ce spectacle minutieusement construit, où la distance rassurante du conte cède bientôt la place à la brutalité de scènes jouées au premier degré. De main de maître, le comédien glisse d’un personnage à un autre, construit une tension dont il sait, comme auteur, qu’il faut la laisser redescendre parfois pour mieux reprendre son public. Le langage scénique accompagne la lente bascule vers l’univers du cauchemar et de la folie, où les signes se brouillent et le sens se perd : les lumières douces et rassurantes ne sont plus que des déchirures violentes sur une scène mangée par les ténèbres, le son d’abord discret et agréable se distord et finit par se déchaîner, la scénographie très dépouillée se délite en miettes. Tout ce temps, plongé dans la subjectivité du point de vue des personnages, le public, préparé à interpréter tous les signes dans le sens le plus macabre, plonge dans ses représentations mentales de ce que le comédien lui décrit. Tout repose, in fine, sur la psychologie de chaque spectateur : sa susceptibilité à la suggestion, les images qu’il se construit au fur et à mesure.

C’est un spectacle habilement écrit, où le moindre détail concourt à créer les conditions de l’effroi. Cette recherche de l’efficacité n’exclut pas quelques belles formules : l’évocation de l’Irlande et de ses fantômes ne se fait pas sans lyrisme, et on sent bien que l’auteur n’est pas étranger à la fréquentation des grands textes. Marien Tillet joue avec les clichés, les codes du style littéraire et cinématographique de l’épouvante, manipule les légendes urbaines, dans un récit qui tient malgré tout de bout en bout. Son interprétation juste, sa perception fine, son intelligence du dispositif font mouche : « 2 sœurs » donne bel et bien la chair de poule, et offre en même temps un vrai plaisir de spectateur.