Nous voilà ahuris sur le toit, comme dans la série « The Leftovers », mi sages, mi fous, en train de nous demander quoi faire puisque la fin du monde n’a pas eu lieu. On se souvient de cette série inclassable terminée après trois saisons d’une haute tenue symbolique en 2017 : 2 % de la population, soit 140 millions de personnes, ont soudainement disparu, sans apparente logique ni explication. De cet événement fondateur suit un deuil impossible, la fabrication de nouvelles croyances, les tentatives de se réinventer, les mensonges et le déni. La consolation ne viendra pas, pas plus qu’une bribe de réponse dans cet océan de désenchantement. Pourtant, des miracles se produisent, certains ressuscitent, d’autres parviennent enfin à s’aimer. Alors que pouvons-nous garder de cette beauté du désœuvrement ? Orphelins des grands rendez-vous estivaux et de quelque espoir de profond bouleversement, ceux qui restent doivent composer avec les nouvelles normes imposées d’un monde qui ressemble étrangement à l’ancien. Selon les scénaristes, pour redevenir le sujet d’un événement, artistique ou amoureux, il faut donc être capable d’une impuissance, comme nous y invite Giorgio Agamben, autrement dit d’« une puissance de ne pas ». Une puissance de dire non ? Didi-Huberman commentant Agamben s’interrogera : « Se soulever, n’est-ce pas manifester, par excellence, la puissance de dire non et, même – puisque se soulever est un geste, voire un travail de longue haleine –, de faire non ou de défaire la texture du monde tel qu’il va si mal ? »
Dans « Le conteur », Walter Benjamin propose un concept qui aide à penser cette trouée dans la continuité d’une histoire, celui d’une expérience inénarrable, la Première Guerre mondiale, lorsque les hommes ne disparaissaient pas mais mouraient sous des balles dites « perdues », à la trajectoire hasardeuse, pris entre des raisons qui ne semblaient plus rien avoir de raisonnable. Cette expérience vécue du choc n’empêchait pas Benjamin d’en appeler à de nouveaux récits « pour croire dans ce monde », d’autres récits certes, mais qui ne pourraient évidemment plus passer par les mêmes formes qu’autrefois. Dans l’humanité restante, penser et construire des récits malgré tout « pour croire dans ce monde », voilà la mission vitale des artistes aujourd’hui, voilà pourquoi nous avons choisi de continuer à les accompagner, à témoigner de leurs errances et fulgurances, voilà pourquoi il est toujours crucial de s’asseoir dans une salle de spectacle.